Chapitre 2 - 3

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Après avoir passé Amplona, qu'elle retrouva telle qu'elle l'avait laissé des semaines plus tôt, il ne lui fallut qu'une journée pour atteindre le point de passage de la frontière, un grand pont de pierre grise gardé de part et d'autre par une solide herse encadrée de deux tourelles et de soldats solians d'un côté et edollins de l'autre. Cette vue, pourtant intimidante, lui fit pousser un soupir d'aise. Elle n'était pas mécontente de laisser Soliad derrière elle, d'autant plus avec l'approche de l'été qu'elle passait habituellement dans le nord. Assurée, elle montra aux gardes frontaliers ses écussons de mercenaire en guise de laisser-passer, et on la laissa franchir le pont, l'autorisant à fouler le sol du royaume d'Edollon. La nuit tombait vite à présent sur la route déserte. Elle allait devoir dormir à la belle étoile cette nuit. Elle chercha donc dans les environs, pas trop loin de la route, un bosquet ou un buisson suffisamment fourni pour lui faire au moins l'ombre d'un abri de fortune. Elle était encore à portée de vue et d'oreille des gardes frontaliers edollins, c'était l'idéal. Mais soudain, elle se raidit sur sa selle, les membres crispés. Elle n'était plus seule.

— Il était temps, lâcha une voix dans son dos.

La guerrière tourna lentement la tête pour découvrir une silhouette à cheval qui se découpait dans la pénombre du jour déclinant. Plus loin, au fond, les soldats baissaient la herse de leur côté du pont pour la nuit.

— On a failli prendre racine, poursuivit l'inconnu. Qu'est-ce qui t'as pris si longtemps ?

La jeune femme porta la main à sa poitrine, là où, sous sa chemise, un anneau d'or serti de plusieurs pierres précieuses d'un rouge vermeil reposait contre sa peau, suspendu par un cordon de cuir passé autour de son cou.

— Je prospérais, répondit-elle farouchement.

L'autre fit approcher sa monture à sa hauteur, mais l'obscurité croissante de la nuit l'empêchait de le discerner vraiment.

— Si tu te mets à vénérer Nephtal comme les marchands, Arka pourrait bien te faire une crise de jalousie, fit remarquer l'inconnu.

La gaeline haussa les épaules.

— Contrairement au lien qui nous uni à la déesse de l'Infini, je ne prospère pas pour Nephtal, quoi que tu en dises, Orissâ.

— C'est vrai, concéda l'intéressée avec un sourire dans la voix. Cette prospérité-là te reviens à toi seule. Maintenant, viens donc me parler de ton voyage et de ce que tu as récupéré en Soliad, si précieux qu'il repose à présent contre ton cœur, Daná.

La mercenaire se troubla brièvement. Son amie la connaissait bien, bien assez pour deviner et comprendre ce qu'elle ne disait pas. Docilement, elle mena sa monture dans les pas de celle d'Orissâ avec une confiance aveugle.

Orissâ était la première chronophage que la gaeline avait rencontrée après sa renaissance, alors qu'elles étaient en Nĭvem, des siècles plus tôt. Daná venait de fuir le royaume qui l'avait vu naître et qui l'avait détruite, Orissâ était en errance dans le nord. L'alchimie entre elles avait été immédiate et évidente, bien au-delà de la nature particulière qu'elles partageaient. Depuis le jour de leur rencontre, elles se considéraient comme des sœurs, tels deux doigts d'une seule main, et jamais elles n'avaient été séparées plus de quelques mois en quatre cent ans d'errance sur cette terre. Orissâ était devenue chronophage peu avant elle, et elles avaient également en commun les mêmes terribles souvenirs de leur vie passée. Toutes deux auraient dû mourir à la fin de l'âge werrien, quand les royaumes de Parallan étaient sans cesse en guerre les uns contre les autres. Cependant, la déesse Arka leur avait proposé un marché et elles avaient accepté, sans trop savoir ce à quoi elles venaient réellement de s'engager. C'était cela, le terrifiant pouvoir de la souffrance, faire accepter tout et son contraire pour peu que la douleur cesse, une libération comme une autre. Par la suite, les premières années de leur nouvelle vie avaient été ponctuées de traques, de fuites et d'assassinats, de terreur et de sang. Elles avaient fini par apprendre à se servir des armes et chaque jour elles devenaient plus habiles à s'en servir, au point que cela devienne une seconde nature. Leur vie avait changé dès lorsqu'elles avaient rejoint la guilde des mercenaires. Cette profession leur donnait à la fois une excellente couverture et un but, tout en étant libre de décider qui, quand, où et comment. A mesure qu'elles amassaient les richesses, elles avaient développé de l'assurance, des compétences, et avaient fini par apaiser la crainte d'être découvertes, torturées, tuées. Les mercenaires ne posaient pas de questions à leurs pairs, pas plus que le reste de Parallan ne leur en posait. Elles n'étaient que peu inquiétées depuis, sûres de leur force, avait appris à vivre avec leur don destructeur, à le maîtriser. A présent, elles attendaient. Elles attendaient que le monde change.

Les voleurs de tempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant