— Vous avez patienté vingt-trois ans pour que je revienne honorer ma promesse, souffla Daná avec une tendresse inattendue.
— Tout comme tu as attendu toutes ces années pour récupérer ton anneau, répondit la sorcière sur le même ton. C'était une épreuve de patience pour toutes les deux.
— Excepté que j'ai du temps, et que vous n'en avez plus.
— Quand bien même, ce qu'il reste est donné avec joie. Es-tu prête ?
— Je ne le serais jamais..., avoua Daná. Mais pour vous, je tiendrais ma promesse.
Lentement, elle retira le gant de cuir noir de sa main droite et l'avança sur la table en direction d'Onora. Elle nota au passage que les grains translucides du sablier se comportaient étrangement : ils s'étaient figés en plein mouvement, suspendus comme si le Temps lui-même s'était arrêté. La vieille femme offrit un sourire chaleureux à la gaeline en joignant sa main à la sienne qu'elle serra de toutes ses forces.
— Merci, Daná. Puissent tous les dieux veiller sur toi jusqu'à la fin de ton errance. Même si elle le sait certainement, je dirai à Arka qu'il y a une jeune femme, parmi ses enfants, qui vaut sincèrement qu'on se batte pour elle.
Malgré l'émotion et l'humidité anormale de ses yeux, la guerrière ne versa pas une larme tandis qu'elle serrait la main parcheminée précieusement dans la sienne. Rapidement, les traits d'Onora se creusèrent et la vie et la malice qui la caractérisaient la quittèrent tandis qu'une ombre commençait à ombrer son regard. Daná serra les dents alors que le Temps chantait à ses oreilles ; elle l'entendait filer à travers le corps de la vieille femme, faisant son œuvre, imperturbable. Elle haïssait devoir regarder et surtout entendre les ravages causés par son contact. Néanmoins aujourd'hui en particulier, elle ne devait pas détourner les yeux. Enfin, la tête de la sorcière pencha en avant et son corps bascula sur la table. Bien que sachant qu'il n'y avait plus rien à faire, Daná ne lâcha pas immédiatement, s'assurant patiemment qu'il ne restait plus la moindre trace du temps dans son organisme – plus une once de vie. Quand elle s'y résolu enfin, elle eut l'impression d'être victime d'un enchantement tant elle ressentit le chagrin, la perte, et ce changement encore innommable que tout le monde avait sur les lèvres. Le sol en terre battue tangua sous ses pieds et la pièce vacille autour d'elle. Quand tout redevint immobile, la jeune femme contourna la table et redressa délicatement Onora dans son fauteuil pour lui donner davantage l'allure d'une personne âgée morte naturellement de vieillesse. Elle avait l'air de dormir, sereine et en paix. Emue, la jeune femme se pencha pour déposer un baiser sur son front.
— Merci, sorcière, magicienne, oniromancienne. Puisse Siri te guider sur le chemin de l'au-delà. Que Melinoë veille éternellement sur ton sommeil. Qu'Arka te remercie en mon nom pour tout ce que tu as fait pour moi. Tu ne seras pas oubliée, Onora.
D'une main ferme et assurée, la guerrière ramassa le délicat sablier posé sur la table, le glissa dans sa bourse puis, sans s'inquiéter de la bougie ni du feu qui brûlait dans la cheminée, quitta la maison sans un regard en arrière. Elle avait à peine fait trois pas à l'extérieur qu'elle vit Falco venir vers elle avec leurs deux imposantes montures. Les filicas ne pouvaient monter que d'imposants chevaux de traits en raison de leur propre stature et de leur morphologie. Quant à Saska, le cheval de Daná, s'était un rinhon, de cette race solide et robuste élevée par les gaelins depuis des siècles et que les continentaux importaient des îles du Gaelisis et s'arrachaient à prix d'or. Falco ne fit aucun commentaire, ne posa pas la moindre question, et ils quittèrent Séris avant la tombée de la nuit, sans se retourner.
Daná parla peu durant le voyage qui les ramenait vers ce qui ressemblait le plus à un foyer pour eux, à Dyscordiå. Elle songea à ses deux rencontres avec Onora en serrant l'anneau contre elle et en réalisant avec inquiétude que, d'une façon ou d'une autre, elles avaient contribué au changement qui s'annonçait, avec le concours des dieux. Il y avait donc fort à craindre que ce bouleversement vienne faire trembler les fondations même de tout ce que les chronophages croyaient savoir depuis des milliers d'années. Mais les réponses, quelles qu'elles soient, étaient au royaume de Destruinå.
Un long voyage les attendait.
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Les voleurs de temps
FantasyDaná est une chronophage, marquée par la déesse destructrice de l'Infini, Arka. C'est une voleuse de temps, condamnée à tuer tout ce qu'elle touche. Mais servir celle dont on a annoncé le retour et qui détruira Parallan est dangereux. En ces temps...