An 1937, mois de la libellule (printemps)
Godfriah regarda distraitement le fond de sa chope sans vraiment le voir, perdu dans ses pensées. Le bois, usé par les usages répétés, était patiné à certains endroits et avait connu des jours meilleurs. La taverne elle-même, où il s'était arrêté, était sombre, triste et crasseuse. De pauvres âmes errantes y faisaient halte pour un instant, comme lui. Cependant il y avait malheureusement deux autres types de faune encore moins fréquentables : des brigands hors-la-loi et des chasseurs de primes, officiellement connu sous le nom de mercenaires. Les premiers s'en prenaient généralement aux proies faciles, ou celles qui faisaient trop étalage de leurs richesses, se rendant eux-mêmes vulnérables. Les seconds, eux, n'intervenaient jamais sans la perspective alléchante de quelques écus dans le cadre d'un contrat, ce qui expliquait que des hors-la-loi et des mercenaires étaient capables de se retrouver ensemble dans un tel endroit sans que cela finisse dans un bain de sang. Pour voir une prime apparaître sur sa tête, il fallait avoir froissé quelqu'un de particulièrement important.
Godfriah s'agita sur son tabouret, les mains nerveusement serrées sur sa chope. S'il ne craignait pas les brigands, il avait en revanche toutes les raisons d'éviter soigneusement les chasseurs de primes. Il supposait que, caché à la vue de tous, sous leur nez, il serait plus en sécurité. A présent, il se sentait surtout pris au piège. De la sueur coulait de son front et il essuya sa moustache humide sur sa manche encrassée, jetant de furtifs regard à la ronde pour s'assurer que personne ne lui prêtait attention. Puis, après avoir vidé sa bière d'un trait, il se leva brusquement, paya et quitta l'établissement à la hâte.
L'air frais du printemps chassa immédiatement ses plus fragiles angoisses, mais celles qui s'étaient enracinées profondément, des semaines plus tôt, demeurèrent. Il n'avait pas toujours été droit et juste, ni bon ou généreux, mais il avait toujours lavé sa conscience en se rappelant que tout ce qu'il avait fait, il l'avait fait par nécessité, pour survivre. Sans cela, il serait mort depuis longtemps. Néanmoins, cette fois c'était très différent et il le savait.
Godfriah avait quitté Kerisol, la capitale du royaume de Soliad, un peu précipitamment après un larcin tout à fait indécent. Jamais encore il n'avait eu entre les mains autant de sols d'argent – des soldus, de leur nom complet, la monnaie locale de Soliad. En trichant aux cartes face à un riche marchand, il s'était assuré de quoi vivre à l'abri du besoin pour plusieurs années, sinon le reste de sa vie. Consciencieux et prudent, il avait quitté la cité en direction du nord-est, avec pour but de disparaître quelques temps dans le sud du royaume des crios, Krúos. Il y avait là-bas une région peuplée d'humains – et de légendes aussi – appelée l'Amberry. Il y serait en sécurité le temps d'être oublié. Mais pour le moment, il n'avait pas encore quitté Soliad, et il lui faudrait encore traverser le royaume d'Edollon et faire face à son peuple particulièrement assoiffé de justice. Tout irait bien tant qu'il ne serait pas pris. Il ferait un large détour pour éviter la capitale, Hederam. Les gardes de la cité et de son Acropole étaient réputés percevoir, avec une acuité glaçante, quand ceux qui passaient sous leur nez avaient des choses à cacher. Sans parler de la présence de l'Autel de la Vérité, temple de la déesse de la Vérité, Yforia, et le Caelion, temple dédié aux dix dieux Sacrés. Un écumeur comme lui n'était pas assez sot pour tenter le sort à la barbe des dieux.
Dans sa fuite, Godfriah avait fait halte à Amplona, petit village ordinaire et sans histoire situé sur la route, non loin du fleuve Al'Sostra qui marquait la frontière entre les royaumes de Soliad au sud et d'Edollon plus au nord. Il n'avait aucunement l'intention de s'attarder plus de nécessaire, cependant le jour tombait et, puisqu'il en avait les moyens, il avait préféré payer une chambre à l'auberge plutôt que risquer une autre nuit à la belle étoile où il serait à la merci des bandits de grand chemin. Son cheval, acheté en quittant Kerisol, était à l'auberge, à l'abri dans une étable couverte et bien nourri. Il serait frais et dispo pour un départ à l'aube et une nouvelle longue et difficile journée de voyage. Lui-même s'était rempli la panse et ne songeait à présent qu'à dormir un peu pour pouvoir repartir au plus vite et à grand train vers le nord.
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Les voleurs de temps
FantasiDaná est une chronophage, marquée par la déesse destructrice de l'Infini, Arka. C'est une voleuse de temps, condamnée à tuer tout ce qu'elle touche. Mais servir celle dont on a annoncé le retour et qui détruira Parallan est dangereux. En ces temps...