Il est immobile. Il entend parfois au bout du corridor des voix indiscrètes fredonner, blâmer et frémir.
" Chatterton n'est plus vraiment lui-même. "
" Qu'est-ce que c'est que ce Chatterton ? "
" Mais ! Ah mais vous savez ce que l'on dit des poètes...! "
" Chatterton est bien tant de choses ."
L'eau bouillante éclate par terre dans la cuisine. Thomas se réveille brusquement, il n'y a personne. La voix de Mary n'était qu'un rêve, et celle de Newton un cauchemar. Il ne veut pas attendre de se rendormir. Les esprits l'ont éveillé, il ne gâchera pas ce temps de vie précieux, aussi sombre qu'est la nuit. Il allume une bougie à demi consumée, la flamme vacille. Où en était-il ? Un article des plus saugrenus, une bon édit politique qu'il faudra attribuer à Junius. Avec ça, le Middlesex le reprendra sûrement. C'est même sans l'ombre d'un doute ce qui arrivera. Et ce nouveau tournant fera sa fortune. Encore un petit effort, comment peut-il avoir mal au cœur alors qu'il est enfoncé dans sa vieille chaise ? Les miettes de pain sont comme des éclats de verre qui s'enfoncent dans ses bras alors qu'il écrit. Il ne prend pas le temps d'essuyer son établi. Elles craquent entre ses dents.
" Votre fils n'est qu'un petit malappris, Sarah ! Ainsi se comporter... C'est une honte ! Croyez bien que le quaker en entendra parler ! "
Ce jour-là un petit garçon roux avait frappé un autre petit garçon dans la cour de récréation de la Colston's Charity. Thomas s'en souvient distinctement.
" Mon père c'est le chef des ouvriers du pont ! Et c'est lui qui leur donnait les ordres, et qui savait comment installer les pierres ! Et ma mère a dit qu'on est riches maintenant, riches ! Pas comme toi ! T'as même pas de papa, Chatterton ! Tu devrais aller laver le linge à la mare avec ta mère !! "
Thomas avait toujours connu son oncle Richard. Ce dernier était le frère de sa mère, née Phillips avant d'être devenue Chatterton, il ne sait pas vraiment comment. Mais il aimait Richard, qui était un grand bonhomme rond et souvent en sueur. Il avait des mèches de cheveux de part et d'autres de ses joues qui se collaient à ses tempes, fines et grasses. Et puis il savait tout, tout ce qui était à savoir. Puis s'il ne répondait pas à certaines questions que lui posait son neveu, ce n'était certainement pas parce qu'il ne savait pas ; c'était simplement parce que :
" Tu es trop petit pour comprendre. "
Thomas avait du mal à comprendre qu'il ne puisse comprendre certaines choses à cause de sa taille, surtout lorsqu'il voyait son oncle, à l'église, se poster rudement près d'une statue de saint taillée sur une haute colonne. Il n'était pas si grand que ça lui non plus, quand on le comparait à l'immensité de Dieu.
" J'ai bien connu ton père, petit Thomas. Il avait le même prénom que toi. D'ailleurs tu lui ressemble beaucoup tu sais ! Il enseignait à l'école des garçons un peu plus grand que toi, et le dimanche à l'église il chantait, et sa voix...
... Était comme l'appel du Paradis dans le cœur de tous les croyants ", chuchotait l'enfant pour lui-même, blotti tout seul contre une grande pierre tombale du cimetière. Celle avec un chevalier du moyen-âge peint dessus.
Le quaker secoue la tête avec désapprobation, ses lèvres sèches pincées et ses joues gonflées d'une colère bienfaitrice. Un bon petit garçon ne doit pas se battre mais être fraternel. Il quitte la maison avec quelques shillings. Thomas se trouble, mais ce soir-là, sa mère le fait monter chez elle non pas pour qu'il reçoive le fouet comme l'a prescrit le vieillard, mais pour recevoir une leçon bien plus précieuse.
La douceur du cher souvenir lui hérisse les poils des bras et lui jette des frissons dans le cou. Il se trouble, il n'écrit plus. Il regarde le vide dans la pâleur de ses feuillets. Sa mère est alors en robe de chambre, avec un petit fichu dentelé qu'il ne lui connait pas. Elle lui tend la main et le fait asseoir sur ses cuisses, et c'est si doux. Thomas appuie sa joue contre son bureau comme son enfant passé l'appuie dans le creux du cou de sa mère. Sa peau lui semble frémissante de vie. Elle le berce tranquillement.
" Je crois que le quaker a tort. Cher petit, je ne conçois pas que tu te battes, mais je salue que tu défende tes faiblesses. Je crois qu'il est important que tu te gardes de laisser ces méchants garçons te plier à leurs façons, qui sont vicieuses. Tu n'es certes pas comme eux, use cela à ton avantage. La différence est une bénédiction, et je crois que tu es né pour faire de grandes choses. Mais pour cela, peut-être que tu te dois d'être plus encore que tous tes camarades. Tu n'as jamais accordé d'importance aux dissipations, et alors qu'ils jouaient à la balle, tu étais dans tes livres. Une mère sait quand son enfant a quelque chose de spécial. Je l'ai su très tôt, mon petit, mon sage Tom. Alors ne te bats plus, mais soit toujours fier. Je serais heureuse de tout ce que tu feras avec fierté. "
Thomas se redresse. Sa plume glisse sur le sol. Il s'était endormi. Il frotte son visage. Son cœur va lui sortir par la bouche. La faim le taraude, tant qu'il se met à songer si cela était si terrible de descendre à pas de loup et d'aller, prudemment, dérober quelque miche de pain à la cuisine. Qu'est-ce qu'on devient bas lorsque notre primitivité nous rattrape. La faim, elle ne connait aucune manière, ni aucune morale. Heureusement que sa cervelle est là pour veiller. Enfin, sa cervelle ne peut rien contre la fatigue, l'infatigable fatigue, qui mâche ses épaules, qui piétine son dos, qui lui fait grand mal tout le temps qu'il passe hors de son lit. Si seulement toutes ces primitivités pouvaient cesser... Ou plutôt si seulement la poésie pouvait le laisser. Si seulement ce fantôme pouvait cesser de le hanter, ainsi il ne serait pas obligé de se tuer à la tâche. De souffrir autant. Peut-être pourrait-il vivre sans chagrin. Sans qu'il n'ai parfois à redouter la mort qu'il attire dans sa chambre.
La mort... Petite fille de la misère, elle court derrière lui lorsqu'il marche dans la rue. Elle sautille sur les pavés, elle se suspend parfois aux fenêtres qui sont ouvertes sur des cuisines froides et délaissées, auxquelles les passants jettent des coups d'œil malotrus. Parfois Thomas s'assied devant la mort et lui griffonne un portrait avec ses mots. La mort c'est très chic, comme pouvait parfois dire ce traitre de Walpole, ça fait pleurer dans les chaumières, et de nos jours on achète des volumes entiers qui parlent d'elle juste pour s'en approcher un peu et tenter de l'apprivoiser. Thomas n'a jamais voulu l'apprivoiser pour sa part. Il l'a toujours senti près de lui, au seuil de sa porte. C'est peut-être le fantôme de son père qui, masqué de aillons, a l'air d'une faucheuse.
Ou peut-être est-ce alors que cette mort sait ce qu'il advient toujours des poètes miséreux comme lui.
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La mort de Chatterton
Short StoryMouvé par le désir de devenir un grand homme et un poète reconnu, un jeune garçon s'élance dans une aventure périlleuse et incertaine, se retrouvant plongé dans une vie misérable et pénétrée de tragédie, tourmenté par la soif de profit de ses pairs...