𝕀𝕀﹣ Dᴇ ɢʀᴀɴᴅᴇs ᴄʜᴏsᴇs

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Une pile de feuillets retomba sur le coin du bureau de Thomas, faisant voltiger la feuille sur laquelle il travaillait. Il pencha légèrement la tête et en reconnaissant son écriture, se releva de son petit tabouret.

" Monsieur le contremaitre, ce sont...!

- Vos essais et votre "Excelente Balade of Charities" que vous avez fait parvenir au Town and Country magazine, et qui ont été rejetés. "

La voix du contremaitre grinçait avec sévérité. Les jeunes scribes attablés dans la salle regardaient la scène du coin de l'œil et observaient, contents, le prétentieux Chatterton recevoir les fruits de sa vanité.

" On se rassoit, Chatterton.

- Mais c'est impossible, le Lord Mayer Beckford lui-même avait salué cette suite !

- Ce que votre ancien bienfaiteur a pu vous déclarer ne vous servira d'aucune façon pour être publié dans un journal local, et pas plus dans un édit ou un roman. Votre Decimus était la voix du peuple, mais maintenant c'est un utopiste, c'est fort dommage j'en conviens. On se rassoit. "

Thomas fit un pas en avant.

" Mais je n'ai rien modifié ! "

Le vieillard, qui allait vers son cabinet avec indifférence, s'arrêta pour lui faire face. Il remonta ses lunettes avec son index.

" Bien sûr, seulement voilà, mon petit Chatterton. Si John Lambert vous persuadait que l'or vous coulait des doigts, sachez que son petit journal se complaisait fort bien de la publicité qu'il se faisait de votre petitesse. Mais il vous a gâté, et ne vous a pas habitué à douter de vous-même, et déjà le Town and Country  se lasse d'un écrivain si cramponné à ses acquis... "

Thomas déglutit. Il se sentait désemparé. Il pouvait entendre les brimades de ses collègues dans son dos, mordantes et vives. Son poing se serra.

" Vous m'insultez monsieur ! "

Le contremaitre eu un petit sourire moqueur.

" Oh non, non Chatterton, car enfin vous ne pourriez écrire les sornettes de Decimus sans en voir le ridicule, n'est-ce pas ? "

C'en fut trop. Thomas, le cœur battant, les épaules tendues, se saisit du paquet de feuilles et le vissa sous son bras, puis se couvrant la tête, il traversa la salle et fit tinter la clochette de l'entrée. Il se voulait avoir la superbe d'un guerrier vaincu, mais n'en avait en réalité plus que la misère.

Maudit contremaitre.

Maudit office.

Maudit Decimus.

Et puis maudite nature humaine, à exiger toujours, aveugle, eau et nourriture, sans jamais se vouloir fière, sans jamais songer à la bassesse de ses priorités, mais quoi ! l'Art n'a guère le temps de manger ! Ni de boire, ni d'espérer. L'Art c'est un vieil homme désséché, meurtri dont les membres sont rigides comme ceux d'un mort, excepté sa main, veineuse, torturée, qui rédige, rédige toujours. Thomas craignait que la faim qui le taraudait depuis des jours soit en réalité la cause de l'affaissement de son talent. A moins que cela soit à cause de cet office de Londres, dont les sous-fifres sont les enfants honteux de l'Art. Oui, cet office n'avait rien à voir avec celui de Bristol. Et Thomas n'a guère plus rien à voir avec l'enfant qu'il était, lorsqu'il a franchi la porte de son premier office, quand il avait onze ans...

La merveilleuse journée que fut celle de son entrée à l'office de Bristol ! Sa mère l'avait accompagnée, très fière, pas autant que lui, jusqu'à ce sanctuaire à son nom, sa nouvelle église, ou comme elle l'aurait mené par le bras vers une épouse dévouée qu'il allait chérir plus que sa propre vie. Son premier emploi, c'était bien quelque chose. Et Thomas n'en finissait pas de douter que ce fut réalité. Le pupitre était bien là, la plume, l'encre, les feuilles. On attendait son génie. On allait le voir, on allait le remarquer.

Durant sa première matinée de travail, il eut l'occasion d'être salué par celui qui allait être son compagnon de travail. Un jeune homme menu aux joues criblées d'acné, qui lui secoua les cheveux avec chaleur.

" Et ça ne sera pas un peu bien long pour toi, ces journées, mon petit ami ? "

Une rivalité toute innocente se devait de poindre entre les employés d'un même poste lorsque se présentait l'occasion d'une cohabitation, et par extension, la possibilité de se faire valoir et estimer meilleur que son collègue. Et Felix savait par ailleurs que leur cher monsieur Lambert avait ses yeux sur sa jeune recru. Il l'avait même entendu déclarer qu'il voulait devenir son bienfaiteur.

" Qu'y-a-t-il de plus étonnant que ce petit bonhomme qui, du haut de ses onze ans, se trouve être l'auteur de modifications fines des préfaces les plus complexes qui sont par hasard passées entre ses mains ? " s'étonnait volontiers John Lambert, heureux propriétaire de l'office ainsi que l'un des pères du journal de Bristol, et qui n'avait décidément pas encore tout vu durant sa longue vie.

Mais enfin c'était vrai, Thomas était payé ! Il en était rouge de bonheur. Il se sentait à présent si important, si estimé qu'il pensait bien être capable de tout faire. Oui, c'est exactement ça, tout lui était possible. Bristol et le monde entier était à lui maintenant, et qu'allait-il faire !

Le dimanche à l'église de St Mary Redcliffe, il chanta avec force et joie et il lui sembla que les gros cierges brûlaient en cadence avec sa voix. L'église résonnait avec son succès. Sa mère portait sa plus belle charlotte, et Mary, nommée après la sainte, avait des gants de grosse dentelle. Après l'office, il tomba dans les bras du chevalier Philip McBerry, dont la tombe moussait joliment.

" Je vais sans doute devenir aussi illustre que vous ! " lui contait Thomas.

Cela devint maintenant une habitude pour lui que de planifier son temps tel un vrai petit magistrat, entre l'école, le travail à l'office et bien sûr le temps consacré à Dieu. Ainsi on le voyait souvent trotter çà et là, toujours affairé, des livres aux mains. Il n'avait plus le temps de jouer, il n'entretenait plus ses petits amis que lorsqu'il était en vacances, ce qui malgré l'indulgence de Lambert, n'arrivait pas plus souvent qu'un autre brave travailleur. Ce temps marqua le début d'une période fort peu propice à son sommeil, où d'une part il était libéré de toute tâche, et où d'autre part l'art choisissait de l'appeler. La lueur de la lune qui passait à travers son carreau, dans son grenier, lui permettait d'élaborer de formidables écrits. Elle éclairait son environnement et son esprit de milles inspirations, plus chevaleresques les unes que les autres. C'était bien un peu grâce à McBerry, mais surtout grâce à Rowley.

Rowley... L'esprit des nuits d'hiver. L'étrange fantôme du moine. L'ombre de la mort. Thomas redoublait de surnoms à son égard, mais aucun ne franchissait ses lèvres. Cet homme était le sien, son ombre, son apparition, une chose qui lui appartenait et dont il s'estimait l'unique découvreur. Il y avait bien tant d'hommes de lettres et de professeurs qui avaient découvert durant leur vie des œuvres méconnues du grand public, et pourtant signé de la main d'illustres personnages. Thomas se sentait proche de ce rôle d'historien aventurier. Rowley, bien sûr, n'avait laissé aucune trace. Mais ça ne l'empêchait pas d'être, sinon quoi ? Toutes les âmes dont on a perdu trace jusqu'à présent seraient-elles reniées de l'existence passée ? Et si Rowley avait eu le malheur de connaitre quelque chose comme un grand incendie dans sa cellule de scribe ? Car Thomas savait qu'il avait écrit. Mais s'il avait eu la mésaventure de voir tout son travail être réduit à néant, alors ce n'était pas étonnant que personne ne sache qu'il ait existé. Fallait-il lui rendre justice ? Après tout, quand plus personne ne songeait à Thomas, et qu'il était perdu dans ce blizzard, Rowley s'était rappelé, lui. Il ne l'avait pas oublié. Thomas devait faire revivre son art à travers le sien.

C'était le seul moyen pour lui d'expliquer pourquoi il avait survécu.

La mort de ChattertonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant