Avant de commencer sa première journée de travail à l'office de Londres, Thomas avait cherché à connaitre ce qu'était cette grande ville. Agglutinés à un pub fumeux d'une rue commerçante, c'était comme si tous les londoniens s'étaient donné rendez-vous. Et cela causait, toussait, tapait, buvait à n'en plus finir, sans jamais étancher la soif de désordre qui semblait régner dans leur cœurs. Au fond de la salle, sur un estrade en planches de bois, on se dissipait avec des flutes et des lyres. Des femmes bonnes et grasses dansaient entre elles. On riait çà, on chantait là. Thomas sentait qu'on passait dans son dos, qu'on buvait près de son épaule. Il sentait comme sa propre chair l'en bas de son manteau se froisser au contact d'un pantalon. L'odeur abominable du tabac des Amériques. Non loin, un bonhomme frappait la surface du comptoir en rythme avec la musique.
Thomas regardait la bière mousser dans son verre. Il n'avait jamais trouvé aucun plaisir à se mêler à la foule, mais à présent qu'il était ici, c'était comme si sa singularité le plongeait dans une profonde solitude, n'ayant plus ses dames à ses cotés. Il prit une gorgée de bière et la laissa pétiller sur sa langue, avant de fermer les yeux, changeant d'espace comme il le faisait de plus en plus, comme pour consoler cet enfant intérieur qui avait été arraché de son foyer par un destin glorieux.
Lorsqu'il rouvre les yeux, il peut à présent le voir, le foyer de son enfance. Les flammes chaleureuses lèchent les briques de la cheminée, sur laquelle est suspendue -chose tout à fait primordiale- des chaussettes orphelines, dépouillées de leurs jumelles, qu'elles ont perdues à la mare lors de l'après-midi de lessive. C'est la saison de Saint Nicholas. Les jeunes Mary et Thomas n'ont guère plus l'âge d'espérer des friandises, mais madame Chatterton y consacre une telle passion qu'ils n'ont pas le cœur de lui enlever cette tradition. Elle se plait tant à cuisiner des tortillons avec des restes de pâte à pain mêlés de sucre pour les mettre dedans ensuite, avec aussi des grains de café, qui sont très amers mais si amusant à mâcher. Et puis il y a les jolis mots doux qu'elle met aussi dans ces chaussettes, des morceaux de poèmes qu'elle retient en lisant des ouvrages lorsqu'elle garde les fillettes de son pensionnat, qu'elle met de coté, qu'elle note quelque part et recopie religieusement sur des pelures d'oranges ou des morceaux de parchemins gâchés.
Durant le dernier Noël qu'il a passé chez elles, Thomas était alors en quête d'un emploi sur Londres. Il rédigeait des lettres à l'intention de tous les offices connus de la capitale afin de postuler comme scribe, n'omettant pas de signaler qu'il avait de l'expérience dans ce domaine, travaillant alors encore pour le journal de Bristol. Cependant, la bassesse de postuler çà et là ne lui plaisant guère, il n'ébruitait pas ces lettres, qu'il allait poster lui-même, et dont la rédaction se faisait seulement la nuit, à la bougie.
En vérité, trouver un emploi ici ne fut pas une mince affaire. Car enfin, étonnement, les contremaitres ne se laissaient pas impressionner, et si incultes soient-ils, ne connaissaient guère les auteurs dont Thomas se ventait de pouvoir imiter le style, avoir l'amertume satirique de Charles Churchill, maitriser l'art d'Alexander Pope ou encore avoir la grâce polie de William Collins ou même de Thomas Gray. Mais déçu de ses réponses négatives, Thomas compris alors que s'il voulait mettre au fait les plus grands personnages de son talent, il fallait y aller plus franchement. C'est ainsi que durant un matin frigorifiant passa dans la rue une silhouette couverte de laine et fourrure, qui ne stoppa sa marche qu'au poste de Bristol, afin de faire envoyer un paquet entier de feuillets. Mais enfin béni soit Noël, car madame Chatterton reçut en cadeau des lettres du gratin de Londres, qui toutes couronnaient de succès son fils, à l'audace farouche et au talent prometteur. Et le repas de Noël adressa ses prières aux Lord Mayor Beckford, ainsi qu'au leader radical John Wilkes, à tous ses illustres que certainement, Thomas aura bientôt la chance de pouvoir tutoyer.
" Ho ! C'est à toi que je parle foutu gueux ! "
Thomas releva la tête, un peu perdu d'abord et ébranlé par la voix violente qui avait éclaté tout près de son oreille, puis il se tourna, toisant alors un ce qui semblait être un ouvrier un peu éméché. Le visage de ce dernier est tout proche du sien.
" Alors ma jolie, tu dégage ou j'te crève ? "
Un souffle profond passe entre les lèvres de Chatterton. Un frisson d'une émotion vive le prend de toute part. L'homme s'adresse à nouveau à lui mais il a oublié d'écouter. Pendant un instant il ne sait pas trop où il est, entre rêve et réalité. Mais lorsqu'il senti la poigne forte de l'homme sur son bras, qui voulait le tirer hors de son tabouret, il se dégagea de sa prise et vola sur le parquet noirci. Alors, droit comme un soldat, une main cramponnée au cœur et la face vers le Ciel, il se mis à réciter en tremblant ce dont il était fait tout entier.
" Here upon my true-love's grave
Shall the barren flowers be laid !
Not one holy saint to save
All the coldness of a maid !
My love is d-Un choc violent lui coupe la respiration. La mélodie est alors écrasée contre le parquet. Un poing vigoureux l'avait fait taire et il gisait maintenant, alors que les pans des robes qui passaient le frôlaient à peine indifféremment. La fête s'éloigne, les musiciens cessent, tout est bousculé d'un sommeil profond...
" Thomas, un mot. "
Il laisse son corps échouer sur le gros fauteuil bleu, aux nappes de dentelles noires si douces. Sa mère a la face rougeoyante, à cause du feu de la cheminée. Dans ses mains, un ouvrage silencieux. Il la regarde un moment alors qu'elle termine un ourlet, puis se relève, attrapant les accoudoirs du fauteuil pour le coller au sien. Et il la regarde encore, car elle l'inspire comme elle est ainsi placée, pathétique et mélancolique, mais lui inspirant une telle chaleur pourtant, un tel engorgement d'amour qu'il pourrait en pleurer. Bientôt, il va partir loin d'elle. En se remémorant cette fatale vérité, il vint poser ses mains sur les siennes, qui s'arrêtent alors d'ouvrager.
" Maman. "
Elle relève doucement la tête vers lui. Leurs doigts s'entremêlent.
" Maman... Avez-vous besoin de quelque chose ? "
Madame Chatterton sourit, mais son sourire est troublé. Elle embrasse les mains couvertes d'or de son fils.
" Thomas, mon petit Thomas... Il faut laisser Mary s'unir à ce monsieur.
- Qu-... Quoi ? Mais... Mais maman je... Si je m'y oppose c'est uniquement à votre égard, pour qu'elle puisse vous rester et...
- Je sais tout ça... Mais tu dois comprendre. Il ne s'agit plus de moi, mais d'elle. Ta grande sœur est une demoiselle maintenant, il est important de penser à son avenir... Une fillette aurait pu me rester un temps, mais une femme comme elle dois songer à se marier, c'est ainsi que c'est fait. "
Thomas se mord les lèvres. Il se sent comme un enfant à qui on livre un apprentissage. Quelques jours après, il entre chez Mary.
" Tu épouseras Newton. "
En mai, il quitta Bristol. Puis lors d'une belle journée de juin, les cloches de St Mary Redcliffe sonnèrent pour une de leurs filles.
VOUS LISEZ
La mort de Chatterton
Short StoryMouvé par le désir de devenir un grand homme et un poète reconnu, un jeune garçon s'élance dans une aventure périlleuse et incertaine, se retrouvant plongé dans une vie misérable et pénétrée de tragédie, tourmenté par la soif de profit de ses pairs...