𝑿﹣ ɴᴇ́ ᴘᴏᴜʀ ᴍᴏᴜʀɪʀ

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Thomas est sorti prendre l'air. Clarence marche à son coté. Ils ne discutent guère. La nuit est tombée sur la ville et rafraichit l'air délicieusement. Ils approchent le cimetière de St Pancras. Parmi les grandes et belles tombes mousseuses scintillent des cierges et des bougies dans des bocaux, symbole d'une pensée, de l'affection des vivants pour les morts. C'est un spectacle ravissant que de voir ces petites flammes éveiller le jardin de l'église. De temps à autre, les deux promeneurs font une halte et Clarence s'assure de la santé de son ami. Avant hier alors qu'il s'était évanoui, il l'avait hissé sur son dos et ramené chez sa logeuse qui, catastrophée, avait fait réveiller le médecin de Brooke Street. Tous s'étaient unis pour sauver Thomas, et on l'avait monté dans sa chambre, allongé dans son lit. Le médecin avait ouvert sa chemise. On avait frotté son torse avec de la glace pilée. L'antiquaire s'était engagé à payer la note du médecin lorsqu'il le pourrait, dans quelques semaines selon lui. En attendant, mademoiselle Angel et lui gardaient un œil sur le poète, dont la marche s'était fragilisée, et la voix estompée.

" Reprenons ", proposa Clarence avec douceur.

Il attrapa délicatement le bras de son ami et l'aida à se relever du muret sur lequel il s'était chu, haletant. Puis leur marche reprit, lente, paisible. Thomas ne disait rien, il était pensif. Il songeait, avec l'étrange sentiment de se remémorer un conte qu'il avait autrefois entendu, que dans son écrit " Last Will and Testament ", il avait abordé, alors avec malice, la sépulture qu'il désirait. Des chants religieux s'élèvent au loin depuis un carreau brisé de l'église. Il était allé sur ses chères tombes du cimetière de Bristol et avait lu les inscriptions sur les plaques de marbre, puis les avaient recopiées. Français, latin, que de langage pour dire adieu à un illustre poète. Trop pris dans ses pensées, Thomas se sent basculer tout à coup. Un nouvel évanouissement ?

" Thomas ! ", appelle l'antiquaire.

Le jeune homme sent une sensation froide tout autour de lui. Une odeur humide. Il ouvre les yeux et aperçoit un trou de lumière dans le ciel, dans lequel se penche Clarence et lui tend la main. Perdu, il l'attrape alors et se laisse hisser hors de ce qui s'avère être une fosse dans la terre, une tombe ouverte. Clarence sourit, presque avec peine.

" Eh bien, je suis heureux d'aider à la résurrection du génie ! "

Debout sur ses jambes, Thomas lisse sa veste, les mains tremblantes et froides, et s'adresse alors à lui d'une bien curieuse façon.

" Mon cher ami... Je suis en guerre avec la tombe depuis fort longtemps. "

Et Clarence Cross n'oublia ces mots que lorsqu'il atteint l'âge de la vieillesse.



Tout le monde a oublié Chatterton. Son existence est si veine dans l'océan des siècles qui se sont écoulés, et qui s'écouleront encore. Tout le monde va oublier Chatterton. A Bristol, on peut éventuellement considérer quelques souvenirs de lui, alors petit garçon singulier et esseulé, priant les yeux ouverts dans l'église, se blottissant aux tombes du cimetière, le regard dans le vide dans la cour de récréation, récitant parfois des poèmes aux petites filles de la place, puis assis au pupitre de l'office, toujours. Tout cela va s'effacer, un jour ou l'autre. Et soudainement, il n'y aura plus aucune trace du passage de Thomas sur ce sol.

Thomas s'est déjà senti oublié. Il a déjà été effacé des esprits, lors d'un certain moment. Peut-être court. Peut-être long. Il neigeait alors si fort que c'était comme si l'oxygène se transformait en cristaux de glace, en infimes flocons virevoltant. Il n'avait pu voir ce qui l'entourait car tout était flou. Il eu beaucoup de courage, car ce fut le moment où il fut la créature la plus seule au monde entier. Il avait pensé à sa mère et à sa sœur. Mais enfin pourquoi faut-il se battre autant ? La peur avait été la chaleur dans son ventre, les larmes avaient réchauffé son visage, tout était pourtant si bon et si juste. Il avait rencontré un ange. Il le sait maintenant, il sait ce qu'il était sensé faire. Quitter ce monde aurait été le destin de sa vie, l'aboutissement de ce chemin si particulier qu'il suivait depuis sa naissance, c'était ça ! Partir ainsi.

Né pour mourir.

Les lèvres de Thomas tremblèrent. Thomas Rowley n'avait pas voulu le sauver ce jour-là. Il l'avait simplement soustrait à une fin indigne, qui l'aurait privé de ces souffrances, qui l'éprouvent autant qu'elles le modèle. Thomas Rowley a toujours su où allait Thomas Chatterton. Les doigts blancs tapotent la petite bouteille en verre. Le liquide est transparent. Thomas l'observe et cela lui inspire des larmes, et de la neige fondue. Il entend les bourrasques.

Thomas Rowley savait.

" As-tu perdu ton chemin mon garçon ? "

Tremblant d'une peur d'enfant qui faisait jaillir des larmes aux coins de ses yeux, Thomas déboucha la petite bouteille.

" Ou bien, as-tu perdu l'esprit ? "

Le petit goulot se planta sur ses lèvres et l'arsenic se déversa sur sa langue. Un curieux goût aigre l'incommoda pendant quelques courtes secondes. Puis alors, pris de panique, Thomas haleta, palpa sa poitrine avec fièvre et posa ses mains sur son établi, tâtant les feuilles manuscrites. C'est donc ça, mourir ? C'est donc ça incarner son art ?

Mais pourquoi ?

Pourquoi est-ce que tout nous pousse à notre fin ? Pourquoi est-ce que le blé germé massacre le fermier ? Pourquoi est-ce que la bouteille de rhum achève l'ivrogne ? Pourquoi la drogue, si chère ! tue le malade ? Pourquoi faut-il mourir des souffrances que l'on éprouve pour ainsi les vaincre ? N'y a-t-il pas quelque part, dans un pays ou une contrée, une fin heureuse à notre nom ? La poésie avait toujours été les chaînes de sa vie. Était-elle maintenant les chaînes de sa mort ? Qui le tuait à présent, hormis ce poison froid qui circulait en lui ? C'était lui. C'était son bourreau. C'était l'art-même.

Dans une hâte folle, Thomas agrippa une poignée de manuscrits, étalés sur son établi sans ordre. Après les avoir vigoureusement frictionnés, il s'appliqua à les déchirer brutalement, sans pitié, sans merci. Les morceaux de poésie tombaient en neige sur le parquet noir. Il déchirait son œuvre avec tant de passion qu'on l'eut pu croire en proie à une nouvelle inspiration. Mais ces mains, alors qu'elles brisaient encore et encore ce papier faible et crissant, savaient dores déjà qu'elles n'écriraient plus jamais rien. C'était la fin de Chatterton, dont l'œuvre s'en était allé en centaines de bris de papiers, et lorsqu'il n'eut plus rien à détruire, Thomas baissa la tête. Son pauvre corps se traina jusqu'au lit et s'y étendit, un peu gauchement, avec paresse et tourment, et une main rejoignit le sol, à demi refermée.

Et comment était Thomas à ce moment-même ? Il avait le visage entouré de flammes rouges. Sa bouche appelait l'air. Ses yeux étaient tranquilles et observaient ce qui donnait à songer à un étrange paysage champêtre dessiné dans les planches de bois du plafond. Sa peau se refroidit, blanchit. Elle est toute semblable à de la neige.


Bientôt, il entendra des pas.

La mort de ChattertonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant