Les effluves nauséeuses qui flottaient dans le quartier de Holborn avaient fini d'incommoder Thomas qui, ne marchant guère rapidement, piétinait la boue et les immondices humides du sol. Terre et merde avaient remplacé les sentiers sableux de son Bristol natal. Londres était réputé pour être le pot de chambre de l'Angleterre. Il l'avait su en s'y dirigeant. Seulement il n'avait pas songé que sa condition le déposerait un jour à Brooke Street. Peut-être avait-il visé trop haut.
Arrivé au logis, le jeune poète ôta poliment ses souliers sales dans le vestibule et se glissa dans une paire de sabots. Il commençait à pleuvoir. Il entendait les couverts tinter dans la cuisine, ils étaient passés à table ?
Thomas n'avait aucune envie de se présenter là-bas, crotté et misérable, et couronné d'échec. Il se débarrassa de son manteau et le pendit avec ceux des autres locataires, qui étaient tous bruns, et parmi lesquels le pourpre de son vêtement donnait belle allure. Voilà au moins une source de prestige dont il peut se consoler.
On entend des messes basses. Puis enfin des sabots tapent en écho. Mademoiselle Angel se présente à l'encadrement de la cuisine. Elle portait encore sa charlotte, et ses yeux très bleus illuminaient sa figure rouge. Elle avait entendu le miséreux et s'adressa maintenant à lui fort aimablement :
" Bonsoir notre monsieur Chatterton. Vous êtes un peu en retard pour le souper, nous avons commencé sans vous. C'est que vous êtes plus fort pris que ces messieurs... Si vous voulez vous donnez la peine. "
Elle s'écarta de l'encadrement en lui intimant d'entrer, de se donner la peine, mais la peine était encore bien trop pour Thomas, dont le visage apparut à la lumière des lanternes que la silhouette forte de la jeune femme avait dévoilées. Il baissa le regard, presque honteux, et n'osant conter son mal de peur d'évoquer quelque pitié.
" Pardon, mademoiselle, mais je ne serais pas de votre tablée ce soir.
- Comment ? Vous avez été souper en ville ?
- C'est que... J'ai beaucoup de travail ce soir, et si peu de temps... "
Mademoiselle Angel savait que sa place n'était pas à se mêler autant des affaires des personnes qu'elle logeait, seulement elle oubliait rarement les choses et avait une tendance à la bienveillance. Aussi, elle s'alarma tout de suite.
" Mais enfin monsieur Chatterton, cela va faire trois jours de suite qu'on ne vous reçoit pas aux repas...!
- ... Cela est vrai, mais... Je vous prie de m'excuser, ces jours-ci l'office est plus exigeant, et le temps nous manque tellement qu'il nous faut écrire en dehors de nos heures de travail... Je suis navré mademoiselle. "
Il allait pour s'échapper vers l'escalier, mais elle reprit :
" Si c'est que vous ne pouvez pas payer, je vous l'offre pour cette fois. Joignez-vous à nous, monsieur Chatterton. "
Thomas du se faire force pour ne pas se laisser attraper par l'amabilité de cette dame, qui lui rappelait chaque seconde sa chère sœur Mary, qui était aussi attentionnée qu'elle, et dont les pans de la jupe faisait les mêmes ourlets. Il monta dans sa chambre et s'y enferma pour ne plus sentir l'odeur du diner, qui l'avait mis à la souffrance. Puis, impuissant, il déboutonna son veston et, en chemise, s'allongea sur sa couche, posant son bras sur son front. Pour se réconforter, il matérialisa dans son esprit une scène de théâtre, où se déroulait des épisodes de sa vie passée.
Tous les matins vers six heures et demi, Mary s'occupait de redonner un souffle de vie à la maison. Elle ouvrait les volets, balayait devant la porte et abreuvait les profusions de fleurs aux fenêtres de l'étage et du rez-de-chaussé. Enfin, elle faisait bouillir de l'eau dans la cuisine pour servir le thé puis passait sous un châle et nouait une charlotte dentelée sous son menton. Puis elle filait dehors, à la Tatcher Bakery, qui était au bout de la rue et qui ne risquait pas de l'éloigner trop de la maison où la casserole était sur le feu. Elle donnait un penny et se chargeait d'une bonne brioche au beurre qui pesait fort lourd dans ses bras fins. Puis sans plus discourir, car les bavardages lui paraissaient inconvenants, elle retournait sagement à la maison et disposait le petit déjeuné sur la table. Il y a quelques années encore, madame Chatterton se présentait à la cuisine aux alentours de sept heures du matin. Elle oubliait parfois de féliciter Mary pour son travail acharné, et auquel elle n'avait failli, pauvre enfant, qu'une fois ou deux alors qu'elle gardait le lit. Cependant à présent c'était Thomas qui se montrait, vers sept heures moins le quart ou moins dix, cela dépendait s'il avait du mal à se lever. Son travail à l'office de Bristol le tenait dans l'obligation de se présenter là-bas à huit heures. De cette sorte, madame Chatterton se retrouvait ainsi la dernière levée, et ce n'était pas sans arranger Mary, qui tenait à ce que sa mère se repose tant qu'elle le pu.
La jeune enfant exécutait ces tâches avec gaité et bonté, mais également avec égard, car il n'y avait aucune âmes qu'elle aimait plus que celle de sa mère et de son frère. C'est ainsi qu'elle trouvait la force de se lever chaque jour et d'entamer la même danse, laissant passer les mois comme des secondes et les années comme des saisons, souffrant à peine des chutes de neige et du soleil qui réchauffait, et sachant seulement ce qu'elle devait savoir sans chercher à comprendre davantage. Elle avait dans l'intention d'être toujours au service de sa gentille mère, mais elle aussi fut attrapée par les drôleries de la vie lorsque durant le matin d'un mercredi, sa danse fut brutalement interrompue. C'était un homme. Ils s'étaient percutés à l'entrée de la Tatcher Bakery, étant tous deux chargés de victuailles qui volèrent quasiment toutes par terre. Quel émoi, puis quel étourdissement que de se retrouver si bête mais si ravi soudainement, alors que le cœur prenait la poussière dans la cage thoracique. Quel joyeux spectacle que celui de ces deux jeunes gens qui s'interrogent et qui étouffent des rires enfantins.
" Une tourte à la pommes ? Est-ce donc à vous ? "
" J'ai grande horreur des pommes voyez-vous, mais tâtez plutôt ce pain rond, le reconnaissez-vous ? "
" Quelle sottise que de ne plus se rappeler de ce qui nous a tant fait envie ! "
Puis sans le moindre soucis, sans que rien n'ai pu laisser croire ou comprendre avant que cela arriva, Mary connût l'amour grand et époustouflant, et pour la première fois dans la sempiternelle vie de la bâtisse de Bristol entre le cimetière et la Tatcher Bakery, l'eau du thé déborda de la casserole et arrosa le sol dans une explosion de crépitements heureux.
Les rires de Mary. De l'eau pure et rafraichissante coulant dans des roches blanches. Un souvenir si lointain, mais il la voyait encore ! Ses cheveux noirs, les rougeurs sur ses phalanges fines... Thomas relève la tête, agonise. Les brises fraiches des nuits de Bristol ont laissé place au tapage londonien. Brusquement ses songes se brutalisent et se mettent en branle. Il se voit, il voit sa mère, et Mary, placés de part et d'autre du petit salon, saignant de toute part.
" Tu avais pourtant promis à maman de rester près d'elle quand je serais parti ! Et maintenant tu veux la quitter pour ce bon à rien de Newton ? Tu n'as pas honte ?!! "
" Je t'interdis de parler ainsi de lui Thomas ! C'est toi qui devrait avoir honte !! "
" Je ne veux pas que tu y aille et tu n'iras pas !! "
" Ma vie n'a jamais requis ton approbation !! "
Près d'eux, les mains sur son tablier, leur mère palissait. Elle tentait de faire cesser leur querelle, mais sa voix faible ne parvenait pas à couvrir les leurs, battantes et rageuses.
" Si tu es du genre à te laisser courtiser par n'importe quel fanfaron de cette ville, alors moi je t'interdirai de sortir ! Voilà, tu devras à présent rester dans la maison, peut-être que ces idées te passeront, tiens !! "
Mary lui jetait un regard déchirant. Elle avait posé sa main sur son cœur, comme pour le prévenir de se briser en mille morceaux sur le sol. Elle se mordait la lèvre avec colère et ses joues étaient pourpres. Elle s'apprêta à rétorquer quelque chose quand soudain, une voix fantomatique appela dans un souffle.
" ... Chers petits...! "
Leur mère s'écroula alors lentement en soupirant, son corps bascula tel une tour de pierre et elle chu au sol. Thomas rouvrir les yeux, se sentant choir avec elle, avant de retrouver sa chambre de Holborn.
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La mort de Chatterton
Short StoryMouvé par le désir de devenir un grand homme et un poète reconnu, un jeune garçon s'élance dans une aventure périlleuse et incertaine, se retrouvant plongé dans une vie misérable et pénétrée de tragédie, tourmenté par la soif de profit de ses pairs...