Are you lonesome tonight ?

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Il restait à savoir de quelle manière j'allais approcher le bonhomme. J'avais tout plein de scénarios qui défilaient dans ma tête sans qu'aucun ne se trouva concluant. Je ne pouvais lui dévoiler la vérité de but en blanc sans être pathétique ou passer pour une parfaite cinglée : "Enchanté, Dalila, je viens d'une réalité parallèle où tu étais le king du rock et accessoirement un sex symbol".

Je m'en voulais d'être aussi impuissante, mon but, ma destination, mon destin était là, sous mes yeux, sans que je daigne m'en saisir, par peur de ne pas être prise au sérieux ! La raison pour laquelle j'avais parcouru tout ce chemin était à ma portée et je n'osais agir pour mettre la main dessus ! Lui, que je voyais comme une étoile, un diamant brut, moi, une fille si ordinaire, je voulais l'aborder ? Lui parler ?

Quand bien plus tard, après avoir passé la soirée près du lieu de tournage à boire des coups avec Kenneth et compagnie, je me décidais à franchir le pas, c'est une image bien différente de celle que je m'étais figurée à l'égard du roi déchu qui me sauta aux yeux quand je le vis, silhouette que j'avais reconnue à une dizaine de mètres de moi. À l'écart du reste de l'équipe occupée à festoyer dans la grande tente installée sur la plaine, il paraissait égaré. Ça aurait dû être son moment, il y avait de la guitare, de la danse, des femmes... Pourtant il était assis là, seul, une bière à la main, face à l'horizon.

J'étais resté un moment à l'observer, ce gamin solitaire qui aurait dû devenir un dieu de la musique et qui au lieu de ça jouait des rôles clichés dans des productions minables. Quel gâchis de talent... Mais de quel droit pouvais-je le juger ? Je ne le connaissais que par réputation, par la parole élogieuse de mon père, puis par cette voix qui m'avait séduite dans un moment d'ivresse.

J'avais alors rassemblé tout mon courage et la force accumulée durant mon périple pour me décider enfin à parler à cet inconnu pour qui j'avais déjà fait tant de choses. À mon grand désarroi, toute l'adrénaline que j'avais ressentie en prenant la décision s'évapora aussitôt que j'eus été près de lui.

« Mmh ? me fit-il quand il vit que je fus à sa portée, indifférent à ma présence.

J'étais paralysée, incapable du moindre de geste ou de prononcer un mot. Voyant que je ne répondais pas, il s'était détourné vers l'horizon et avait demandé nonchalamment :

– Es-tu perdue jeune demoiselle ?

– Non, je... balbutiai-je, incapable de me justifier.

Il m'avait regardé à nouveau, pour de vrai cette fois-ci.

– Je te fais peur ? avait-il demandé, amusé.

À sa remarque j'étais parvenue à me détendre un tantinet, ce qui me permit d'articuler au moins quelques mots.

– Excusez-moi, je suis confuse, je voulais seulement voir qui était l'homme derrière l'acteur. On m'a beaucoup parlé de vous et j'étais curieuse de vous connaître.

Il eut un rire qui s'apparentait plus à un rictus forcé.

– On vous a parlé de moi hein ? avait-il dit sarcastiquement avant de prendre une nouvelle gorgée de sa bière, je serais étonné d'entendre ce qu'on raconte à mon sujet.

– On ne tarit pas d'éloges sur vous ! commençai-je avant de réaliser que je n'avais pas beaucoup de matière à soutenir sur son supposé talent d'acteur, vous êtes très... engagé dans vos performances.

Il avait eu un rire franc cette fois-ci.

– Aaah ces beaux parleurs... Je ne suis bon qu'à jouer les tombeurs pour les midinettes devant leurs télés. Un article est tombé sur le dernier film dans lequel j'ai joué, jettes-y donc un œil la miss », avait-il déclaré en me tendant un journal qu'il avait posé sur les genoux.

Sur l'extrait le concernant y était écrit : "quant à l'acteur ce n'est qu'un blondinet aux faux-airs de rébellion qui, quand il n'est pas occupé à embrasser l'actrice principal avec autant de ferveur qu'un bulldog acharné est si concentré à retenir les répliques qu'on lui donne qu'il en oublie de jouer."

Je n'avais su quoi répondre. Bousculée par l'amertume de la critique, j'étais tiraillée entre le fait de réfuter la violence des propos et adhérer au fond de ce qui était dit.

« Qu'est-ce que tu veux ? » avait-il demandé, sans animosité mais las de constater que je restais là, sans réactions.

Qu'avais-je à perdre ? Je m'étais assise sur la chaise à côté de lui et avait sorti de mon sac un paquet de Lucky-Strike. Je lui en avais proposé d'un redressement de sourcil. Quelque peu désorienté au début, il avait néanmoins fini par acquiescer et avait sorti le briquet qu'il avait dans la poche pour s'allumer la cigarette prise de mes doigts.

J'étais à présent assez proche de lui pour voir son visage éclairé par la lueur fumante. Je fus subjuguée par sa beauté. Si singulière et qu'on retrouvait pourtant dans les sculptures antiques, à la fois brute et harmonieuse. Pendant qu'il aspirait des taffes de fumée je lui jetais des regards furtifs, fascinée par la courbe noble de son profil. Devant nous, la plaine endormie, dans le lointain, les ombres de la vallée rocailleuse.

 Devant nous, la plaine endormie, dans le lointain, les ombres de la vallée rocailleuse

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« Et toi tu ne fumes pas ? Avait-il finit par dire.

- Ce n'est pas moi qui en ai le plus besoin ce soir. »

Quand il avait souri, je vis sa mâchoire se creuser, ce qui le rendait profondément attirant. Et au même instant où je prenais conscience de ses charmes, j'eus la vision claire et lucide que cet échange serait peut-être le seul que j'aurais avec lui. Je devais tenter ma chance, qui sait de quoi demain était fait ? À peine cette réflexion apparue à mon esprit les paroles de mon père se répendirent en flots soudain et je les fit jaillir de ma bouche.

« Elvis Presley je vous connais. En vérité on ne m'a jamais dit quoi que ce soit sur votre carrière d'acteur. Dans un monde qui n'existe plus désormais, vous étiez la plus grande star du rock'n'roll. Hystérique rien qu'à l'évocation de votre nom, la foule vous rendait roi. Le blues, la country, le gospel, vous les avez transformés et rendus nouveaux, créant un genre unique. On se mettait à genoux devant une voix que personne n'avait entendue auparavant, et il suffisait d'un regard sur le public, et un transcendement soudain vous parcourait le corps, rendant folle l'Amérique entière. Vous représentiez l'espoir d'une jeunesse en pleine effervescence, prête à faire exploser les chaînes de l'ancien monde pour faire jaillir une nouvelle société. »

Je ne l'avais pas regardé de tout mon discours, emportée par une fougue qui transportait des paroles faisant revivre ce moment béni avec mon père, le dernier avant qu'il ne s'éteigne. Pendant cet instant suspendu, je m'étais résignée. Quelque fut la réaction de mon interlocuteur, je n'aurais regretté aucun mot prononcé.

Love Me Tender│Elvis Presley [French]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant