In my father's eyes

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[Nous sommes en 1957]

« Écoute, c'est la voix de dieu, et le corps du diable »

Je venais de rentrer du conservatoire où je prenais mes cours de piano. En arrivant, vers sept heures du soir, je m'attendais à trouver mon père dans le même état pathétique que les autres soirs : ivre, déprimée, la gueule abominable.

Cela faisait des mois que ma mère était partie et il passait ses journées affalé sur le canapé, sans rien manger, sans prononcer une parole, toujours la bouche close et les yeux tristes. Il m'arrivait parfois d'avoir la pensée morbide de le retrouver inerte un jour où je rentrerai, le corps suspendu à une corde.

« Qu'est-ce que tu dis papa ? »

Ce soir-là cependant, je le trouvais étrangement assis sur le bord du canapé, attentif à ce qu'il regardait, certes une bière à la main, mais dans la voix une lucidité que je lui trouvais de plus en plus rare.

« Viens ma chérie, viens t'asseoir à côté de moi.»

Tout ce que je désirais était de monter dans ma chambre, j'étais exténuée par les répétitions et ne demandait qu'à plonger dans un profond sommeil.

À contrecœur, je répondais à sa demande et prenait place sur le canapé à côté de lui.

J'éprouvais depuis quelque temps cette impression étrange de vivre avec un étranger, au sein même du foyer dans lequel j'avais grandi. Mais ce soir, c'était mon papa, en chair en en os. Il n'avait pas détourné les yeux de l'écran de télévision depuis que j'étais rentrée. Moi, sa fille, j'étais aussi devenue une étrangère.

« Regarde, Dalila, la manière dont il bouge. C'est un magicien. Un artiste. Un dieu vivant qui invente et irradie. »

Dans ses yeux brillait une lueur que je n'avais jamais vu chez lui auparavant. J'avais alors tourné ma tête en direction de la télé et était tombée sur ce type qui gesticulait comme un fou et chantait comme B.B King, en me demandant ce que mon père pouvait bien trouver à ce bonhomme.

« Et c'est qui ce dieu radis ? »

Il s'était soudainement tourné vers moi et m'avait regardé comme si j'étais issue d'une autre galaxie.

« Le King, ma chérie, ELVIS !! » s'était-il exclamé en me prenant par les épaules.

Je l'avais alors écouté déblatérer sur Elvis Presley une heure durant. Enfin, je ne l'avais pas vraiment écouté pour être honnête, je ne portais pas beaucoup d'intérêt à ce rebel issu d'un quartier afro-américain du fin fond du Tennessee, j'étais en réalité touchée par son regard quand il m'en parlait, ce qui me suspendait à ses lèvres.

Sa gestuelle, le ton, les mots qu'il employait. Ça l'animait, le rendait vivant.

Si j'avais su que ce serait la dernière fois que j'aurais une conversation digne de ce nom avec lui. Aujourd'hui je donnerais n'importe quoi pour revoir les étincelles jaillir des yeux de mon vieux père.

Il est mort de chagrin quelques semaines plus tard, on l'a retrouvé dans une flaque de whisky. J'avais dix-neuf ans à l'époque et devait trouver le moyen de me reconstruire. J'en parlais peu et me faisais beaucoup d'amis. Des musiciens pour la plupart. Une phase de déni qui a duré des semaines et des semaines. Jusqu'à un fameux soir de juillet.

Ce soir-là je pensais à mon père et j'étais triste. Allongée sur le canapé de John, un ami contrebassiste, j'étais ailleurs, prise dans une spirale où j'avais ingéré une telle quantité d'alcool qu'il était impossible de faire marche arrière et de finir la soirée sobre. Il y avait de la musique qui passait. De la country d'après mes vagues souvenirs.

« John, dis-moi, on pourrait mettre un disque ? »

Il avait quitté les bras de Samantha et s'était levé du fauteuil d'en face.

« Bien-sûr. Dis moi ce que tu veux.

– Je veux du Elvis Presley.

Il avait eu un rire étonné. Moi, l'adoratrice de Glenn Gould voulait écouter Elvis.

– Ton côté rock 'n' roll se réveille enfin. Je suis fière de toi. »

Il avait disposé le disque sur la platine et la voix d' Elvis avait résonné dans la pièce.

Love me tender, love me sweet, never let me go...

Tandis que la voix d'Elvis me pénétrait, je me remémorais celle de mon père. Les bribes de ses paroles, louanges faites à son dieu s'imposaient à ma mémoire en coups de marteaux : "quand nous n'avons plus rien, il nous reste Elvis."

You have made my life complete and I love you so...

Cette ballade à la simplicité naïve avait produit sur mon corps un effet que je n'avais pu ni expliquer ni contrôler. Je commençais à verser des larmes qui s'étaient répandues, abondantes, douloureuses le long de mes joues.

Pourquoi n'avais-je pas saisi ce qu'il m'avait dit ce soir-là ? Cette voix qui montait dans l'au-delà et résonnait pleine et ronde autour de nous, nous enveloppant d'une couverture de miel.

Love me tender, love me true, all my dreams fulfill...

La ballade cachait un secret. Celui d'une célébration de la musique dans son infinie simplicité, là où réside sa beauté la plus pure, qu'importe sa forme ou son style, tant qu'il y aurait des mots pour la porter, des interprètes pour lui rendre honneur et la faire se dresser en maître, dans sa quintessence qui rendrait humble des individus de pierre.

For my darling I love you and I always will...

Il s'agissait de ma première rencontre avec le King, à travers sa musique, sa voix. Ce moment s'inscrit en moi, quelque chose était entré dans mon cœur et y resterait pour toujours.

Love me tender, love me dear tell me you are mine...

J'étais rentrée dans une transe hypnotique où plus rien n'existait que cette voix qui résonnait dans un espace auquel je n'appartenais pas encore, dont je pouvais voir l'entrée mais que mes doigts ne pouvaient qu'effleurer.

I'll be yours through all the years, 'Til the end of time...

Enveloppée dans ce miel, je ne sentais bientôt plus mon corps, et sentais ma conscience partir à mesure que la chanson suspendait son vol. Dieu, tout l'alcool que j'avais bu...

Love Me Tender│Elvis Presley [French]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant