I - Ses premiers mots

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Il ne sut d'où elle apparut. Il s'aperçut seulement de sa soudaine présence en son royaume, et si proche que rien n'aurait pu expliquer qu'il n'ait remarqué qu'elle avait voyagé entre les mondes. Il ne sut non plus quelles sensations le saisirent à cet instant, comment ce vif malaise pouvait s'entremêler d'un tel réconfort.

Son brusque volte-face déconcerta Lucienne mais elle comprit vite pourquoi son seigneur s'interrompait quand son regard se posa à son tour sur la silhouette à quelques mètres d'eux. Ils devinaient une jeune femme, bien que rien ne soit moins révélateur que l'apparence d'un être. Un rideau argenté lui tombait devant une partie du visage, l'autre restant dissimulée entre ses bras croisés sur l'accoudoir. Son corps se soulevait au rythme tranquille de sa respiration : elle dormait paisiblement, installée dans le trône.

Son trône.

Toute la confusion de ses sentiments s'envola pour laisser l'ire s'emparer de lui : Qui était-elle pour se permettre un tel affront ? Son esprit se détourna de l'affaire qui l'occupait pour pleinement se concentrer sur ce que tout désignait comme une intruse. D'un pas assuré, mais encore marqué d'une certaine contenance, Lord Morpheus s'approcha d'elle jusqu'à se tenir devant le siège.

- Qui es-tu, impertinente ? gronda-t-il, la voix empreinte d'échos qui seraient parus surnaturels à l'oreille humaine.

Elle se redressa, mais dans une étrange oscillation comme si, à l'instar d'une marionnette, ses membres avaient été mus par le jeu de ficelles invisibles. Quelques secondes elle se maintint ainsi, assise droite, les jambes jointes et les mains sur les genoux, la tête tombante. Puis elle releva sa face et ses yeux s'ouvrirent et se fermèrent de nombreuses fois, à la manière de ceux qui se surprennent à sortir d'un profond sommeil dans lequel ils n'avaient pas même idée d'avoir sombré.

- Messire, peut-être ne s'agit-il que d'une simple humaine que ses songes ont égarée ici, suggéra Lucienne dans son dos en avisant l'air perdu de la jeune femme.

Il se tourna vers sa bibliothécaire, considérant la probabilité d'une telle éventualité. Mais avant qu'il n'ait pu admettre que ce n'était pas tout à fait impossible, la réponse de la concernée le força à reporter son attention sur cette dernière :

- Je suis toi.

L'affirmation était si incongrue qu'elle le laissa interdit un court instant. N'était-ce pas là la preuve que cette individue n'avait aucune conscience de l'endroit et des personnes en la compagnie desquelles elle se trouvait ? Pourtant, maintenant qu'il s'attardait à la détailler, Rêve devinait qu'elle avait parlé avec le plus grand sérieux, saisissant la situation pour ce qu'elle était réellement. Il se mit à chercher chez elle quoi que ce fut qui lui rappelle quelque chose de connu, qui lui permette de l'identifier. Mais bien qu'un sentiment de familiarité s'imposait à lui à mesure qu'il la découvrait, elle lui restait parfaitement étrangère.

À tout point de vue, elle semblait humaine mais c'était le cas de bien des créatures en ce monde comme dans d'autres. La finesse de son anatomie aurait été signe de faiblesse si l'assurance de sa posture n'avait balayé cette impression de fragilité. Les manches retroussées de son haut dévoilaient une peau claire, diaphane, qui ressortait d'autant plus qu'elle était vêtue de noir. On n'aurait trop su quel âge lui donner, son visage présentant la fraîcheur de la jeunesse mais imprégné d'une certaine intemporalité. On n'aurait trop su quelles intentions lui prêter, ses traits ne laissant rien transparaître de ce qui l'animait intérieurement.

Depuis qu'il se focalisait sur elle, elle avait planté son regard dans le sien et ne l'avait détourné à aucun moment. Dans ses iris, d'un gris plus léger que celui de ses mèches ondulées mais mouchetées de la même nuance à la manière d'astres lunaires miniatures qu'on aurait capturés dans chacun de ses yeux, il croyait lire du défi alors que ce même éclat lui rappelait ce qu'il observait chez ses plus loyaux sujets.

- Mensonge, objecta-t-il finalement sans être parvenu à se faire une idée sur son compte.

- Tout n'est-il pas un peu toi en ce royaume ? rétorqua-t-elle avec le plus grand naturel. Je suis nous.

- Mes pouvoirs m'ont permis de bâtir ce monde et d'insuffler la vie à ceux qui le peuplent, mais tout cela n'est pas « moi », expliqua-t-il mais sans trop savoir pourquoi il prenait cette peine. Chacun possède son individualité et conserve son libre-arbitre. Et je n'ai aucun souvenir d'avoir un jour façonné un rêve ou un cauchemar à ton image.

Une imperceptible moue altéra l'air serein de la jeune femme l'espace d'une demi-seconde. Mais Rêve avait bien plus importantes préoccupations que celle de ses états d'âmes ; ne parvenant à la cerner, il se laissait gagner par l'impatience :

- Maintenant dis-moi qui tu es, exigea-t-il. Quels sont tes desseins ? Tu es certainement à la solde d'un autre : Est-ce l'un des Infinis ? Un autre Immortel ? De quelle mission t'a-t-on chargée ?

- Tu ne comprends pas... l'interrompit-elle en secouant la tête.

Il n'aimait la facilité avec laquelle elle s'adressait à lui, comment elle se plaçait en égale face à un être dont elle ne se rendait visiblement pas bien compte de la mesure. Mais elle ne prêta nulle attention au regard mauvais qu'il lui renvoyait et se leva brusquement, le bousculant de l'épaule pour s'engager dans l'escalier qui reliait la plateforme du trône au reste de la salle en contrebas. Outré, Morpheus échangea une œillade avec Lucienne ; elle s'était gardée d'intervenir dans leur conversation mais était tout aussi scandalisée que lui par le comportement irrévérencieux de la jeune femme.

- Je ne suis pas étrangère au Royaume des rêves, déclara cette dernière les bras écartés comme pour y englober les lieux. Je ne te suis pas étrangère, réaffirma-t-elle en le fixant à nouveau droit dans les yeux. Je ne sais pas d'où je viens, certes, mais je sais que je suis ! Et si je ne peux être nous, cela n'empêche que je me sens une part de toi.

Elle attendit sa réponse, mais tout ce qu'il en fut fut le jugement sévère de Rêve depuis son promontoire. Elle laissa retomber ses bras le long de son corps, alourdie d'un soudain accablement ; elle comprenait enfin que rien de ce qu'elle dirait ne le convaincrait. Une lueur humide s'installa dans son regard alors que Morpheus relevait le menton pour la jauger plus gravement encore.

- Je suis las de ton insolence, fulmina-t-il tout en préservant une froideur majestueuse. Si tu dis appartenir au monde des rêves alors je n'aurai aucun mal à t'en faire disparaître.

Il tendit la main vers elle et l'expression qui était née sur le visage de la jeune femme s'intensifia. Elle avait déjà deviné ses intentions et déplorait qu'il les mène à leur terme. Mais il n'y avait aucune trace de peur, à l'inverse de ce qui se manifestait habituellement chez chacun des sujets s'étant un jour rebellé contre lui. 

Elle était simplement triste.

Mais il en fit fi.

Le nuage de sable l'enveloppa et se mit à la consumer. Mais alors qu'elle s'effritait, elle ne détachait toujours pas son regard du sien, comme si il lui était encore possible de lui faire entendre raison en cet ultime instant. Elle ne laissa rien derrière elle, si ce ne fut cette larme solitaire qui avait coulé sur sa joue et était venue s'écraser au sol au moment même où le dernier grain de sable finissait de l'emporter.

Lune - SANDMAN fanfictionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant