VII - Un hôte imparfait _ partie 2

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Alors qu'elles n'avaient pour lui aucune valeur, les paroles de Caïn se répétaient pourtant inlassablement dans l'esprit de Morpheus :

« Vous dîtes ça comme si c'était nous qui l'avions détruit. Comme si c'était nous qui avions disparu pendant plus d'un siècle. C'est vous qui nous avez oubliés, Sire. Avez-vous la moindre idée de ce que nous avons perdu en attendant votre retour durant toutes ces années ? La réponse est non. »

Comme il s'était montré impertinent...

- Je le comprend.

Rêve porta un regard irrité sur Lune, adossée quelques mètres plus loin contre l'un des piliers de la salle du trône. Elle n'avait pris parti lors de l'altercation mais il lui avait paru évident qu'elle se rallie à son avis puisqu'elle avait connu un sort sensiblement similaire au sien.

- Il a été insultant, rappela l'Infini en se relevant des escaliers où il méditait la situation. Caïn est peut-être resté mais il est du même acabit que tous ceux qui ont fait le choix de partir.

- Cent-six ans sont passés, les défendit l'argentée en s'approchant. Ils ont fait ce que tout être doué de libre arbitre aurait fait.

- Tous sont partis ! Tous ont trahi !

Lune savait que derrière cette sévérité, le Roi des songes taisait sa propre peine. Un sentiment d'abandon était né des années plus tôt, quand s'était imposé qu'aucun ne viendrait lui porter secours, et l'avait saisi plus fortement encore au constat de la désertion de ses sujets. Mais, même si Caïn se trompait en pensant que leur seigneur leur avait tourné le dos, la jeune femme entendait que les habitants du royaume l'aient ressenti ainsi. Et Morpheus le comprenait aussi bien ou cette culpabilité d'avoir manqué à ses obligations ne le tourmenterait pas autant.

Seulement, l'argentée sentait que Rêve s'efforçait de nier cette inclination ; alors que de toute sa captivité il n'avait eu de cesse de s'inquiéter pour le Monde éveillé, le Monde endormi et ses sujets, à leur retour, blessé dans son orgueil, plus rien n'avait soudainement eu d'importance hormis retrouver sa puissance et prouver sa supériorité. En tant qu'Infini, il n'admettait nulle faiblesse et préférait injustement accuser les siens de félonie.

Dans un soupir attristé, la jeune femme se dit que, décidément, rien n'allait en s'arrangeant. Depuis quelques siècles déjà, Morpheus avait comme « perdu » une part de lui-même (raison pour laquelle Lune s'était manifestée) et s'était peu à peu éloigné des siens pour ne plus se consacrer qu'à la gérance de son royaume et des rêves des humains. Et ce manque d'attention pouvait aujourd'hui expliquer les actes de certaines de ses créations.

- Avant de les blâmer, tu devrais peut-être te demander ce que ça révèle sur toi-même, tenta de lui faire ouvrir les yeux l'argentée.

- Tu t'y mets toi aussi... gronda le Roi des songes en venant la surplomber de sa taille.

Lune s'était aperçue, ses mots tout juste prononcés, qu'elle les avait encore une fois choisis sans discernement. Mais dès qu'elle évoquait une quelconque introspection elle ne savait plus comment parler à Rêve et s'attirait systématiquement son courroux. Sa patience ayant été épuisée par Caïn, il ne saurait être indulgent avec elle et s'apprêtait déjà à la sanctionner.

- Vas-y !

Le brusque éclat de voix de la jeune femme fit s'interrompre Morpheus dans son geste. Il n'était pas habituel qu'elle hausse le ton, encore moins contre lui et, confus, il remarqua les larmes qui pointaient aux coins de ses yeux, des larmes dont il n'aurait su dire ce qui les attisait.

- Vas-y, désintègre-moi ! continua l'argentée en plantant son regard cendré dans le sien. Évacue ta frustration comme tu l'as toujours fait. Tu n'as jamais pris la peine d'écouter ce que j'avais à dire de toutes manières. Tu n'as jamais cherché à comprendre pourquoi je suis apparue il y a quatre cents ans et pourquoi je suis encore à tes côtés malgré tes efforts pour te débarrasser de moi.

» Ton emprisonnement a été un véritable malheur pour les mondes, pour les êtres qui les peuplent et pour toi. Mais pendant un bref instant j'ai naïvement cru que cela t'avait changé. J'ai pensé que ce temps tu l'avais consacré à réfléchir à ce que les mondes sont devenus, comment ils fonctionnent tout différemment de ce que nous avons connu jusqu'alors et que tu en avais tiré de nouvelles conclusions, de nouvelles considérations.

» Cent-six ans durant j'ai deviné tes inquiétudes, éprouvé ton désespoir et également senti ta reconnaissance de me savoir à tes côtés, incapable de tout, mais là. Et je te sais parfaitement conscient de cette connexion. Là aussi, j'ai cru que tu avais changé, que tu avais enfin quelques égards pour moi.

» Mais après tout qu'est-ce qu'un siècle pour un Infini ?

» Car à peine rentré en ton royaume, toutes traces de questionnements ont été balayées, tes sujets ne semblent plus mériter ni ton respect, ni ton intérêt, quant à moi je suis redevenue cette paria que tu ignores et rejettes. Et il n'est plus resté que cette suffisance dont tu te vêts pour cacher ta propre détresse.

» Alors, vas-y : fais-moi disparaître de ta vue puisque je t'incommode tant. Mais rends-toi enfin compte que ce n'est qu'un moyen de ne pas te regarder en face.

Les pleurs avaient glissé sur les joues de Lune mais n'avaient rien enlevé à la gravité de son expression ou de son ton. Et à la fin de cette tirade, Rêve se retrouva sans savoir quoi dire. Plus que ces mots, ce fut les tourments intérieurs qu'ils partageaient qui l'atteignirent. Elle n'avait pas voulu le provoquer, ni l'insulter ; elle lui proposait simplement son aide, et il en avait toujours été ainsi.

Morpheus ne parvenait seulement pas à l'accepter, tout comme il ne parvenait à accepter de ne comprendre les origines de Lune et les raisons de sa présence à ses côtés. Comment admettre que quoi que ce fut lui échappe, et en son propre royaume, à lui, un Infini, l'un des êtres les plus puissants de cet univers ? Il avait pensé que pour garder le contrôle tout devait rester tel que ça l'avait été décidé au commencement mais il avait oublié que ce tout change, les mondes comme les êtres et lui-même.

Et il était temps de le concéder.

- Je suis désolé Lune. Pour cela, et pour toutes ces autres fois où je n'ai pas voulu écouter.

L'argentée s'essuya les joues, et lui renvoya un sourire reconnaissant. Il n'était pas nécessaire d'en dire plus pour le moment. Après avoir échangé un regard entendu, ils quittèrent la salle du trône pour rejoindre Lucienne.

- Que puis-je faire pour Caïn et Abel ? demanda Rêve sur le chemin. Si je ne peux recouvrer la confiance de ceux qui sont restés, comment espérer retrouver celle de ceux qui ont préféré partir ?

- Seul le temps guérit certaines blessures, avança Lune en pensant autant aux deux frères qu'à Morpheus. Mais on dit aussi que parfois les cadeaux réconcilient les cœurs.

- Un cadeau... répéta l'Infini l'esprit déjà occupé par les offrandes à trouver pour les parques.

Lune - SANDMAN fanfictionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant