II - Au fil des siècles

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 - Il me condamne à l'exil ! Encore !

Lucienne releva tranquillement son regard des rayonnages pour le porter sur la jeune femme qui entrait avec fracas dans la bibliothèque. Cette dernière la rejoignit rapidement sur la coursive, faisant flotter sa chevelure argentée dans son sillage, et arrivée à son niveau s'installa sur les premiers barreaux d'une des échelles qui servaient à accéder aux plus hautes étagères. Accoudée sur ses propres cuisses, le visage calé entre ses poings, ses orbes grises se mirent à fixer un point invisible devant elle.

- Encore... répéta-t-elle dans un soupir, débarrassée de son faux emportement.

- Encore ? rebondit Lucienne en reprenant ses recherches et sans réellement s'inquiéter de l'air morose de la nouvelle venue. Et qu'avez-vous fait cette fois ?

- Je lui ai dit qu'il devrait revoir la décoration du Palais des songes...

- Lune ! s'offusqua la bibliothécaire en se retournant vivement vers elle.

La jeune femme grimaça à cette apostrophe. C'était un nom que d'autres avaient fait sien, choisi d'après la couleur de ses yeux, et même s'ils en usaient depuis un certain temps maintenant elle ne s'y reconnaissait toujours pas. Mais elle restait elle-même incapable de découvrir comment elle s'appelait alors elle s'en était accommodée, par soucis de praticité. Le seul à ne pas avoir adopté cette habitude était Rêve, mais cela tenait davantage au fait qu'il avait longtemps rejeté son existence qu'à une quelconque attention de sa part.

- Vous savez pourtant qu'il vous faut ne pas le provoquer ! la sermonna Lucienne.

- Je sais, je sais... soupira-t-elle à nouveau en se prenant la tête entre les mains. Mais cet endroit est si... Pas assez... Il ne lui correspond pas ! trancha-t-elle finalement. Et il ne veut pas le voir... Enfin, je suppose que je peux déjà m'estimer heureuse qu'il ne m'ait pas désintégrée, cette fois.

Lune resta une minute encore à se morfondre, en silence, mais se releva bientôt, soudainement bien plus guillerette.

- Allez ! claironna-t-elle en s'étirant. Je file avant qu'il ne se rende compte que je ne suis pas encore partie ! Veille sur lui Lucienne ; on se revoit dans quelques temps.

Et sans plus s'attarder, la jeune femme fit en sens inverse le chemin qu'elle venait d'emprunter et s'esquiva dans les couloirs du palais.

Alors qu'elle se remettait à sa tâche, quelques souvenirs de ces derniers âges ressurgirent dans l'esprit de l'archiviste. Avant Lune, la notion d'« exil » n'existait pas au Royaume des songes ; Lord Morpheus l'avait instaurée car elle s'avérait être le seul moyen de se débarrasser, quoique toujours temporairement, de la jeune femme.

Lucienne se remémorait encore parfaitement la première fois que son roi avait voulu la faire disparaître, le jour même où Lune avait fait irruption dans leur monde :

Le nuage de sable l'avait enveloppée et s'était mis à la consumer, et elle s'était laissée impressionner par le stoïcisme dont avait fait preuve l'argentée. Elle avait versé une larme, certes, mais ne s'était ni confondue en supplications ni emportée dans une vaine colère. Elle avait simplement accepté le sort que Rêve faisait sien, dignement.

Un étrange silence s'était alors abattu sur la salle du trône et Lord Morpheus comme Lucienne étaient restés un instant à méditer ce qu'il venait de se passer, sans pour autant parvenir à se l'expliquer. Elle avait pensé laisser son seigneur seul. Une telle perturbation était inédite pour le Monde des rêves ; il avait certainement le besoin d'y réfléchir. Mais avant qu'elle n'ait pu s'éclipser, un raclement de gorge avait attiré leur attention dans leur dos.

Lune y était réapparue.

Ne comprenant qui elle était, d'où elle venait et la jeune femme étant incapable de fournir des réponses sensées et satisfaisantes à ce propos, il avait été décidé qu'elle serait retenue dans une geôle, et elle ne s'y était étrangement pas opposée. Une enquête avait par la suite été menée pour élucider son mystère mais cela ne les éclaira en rien si ce ne fut d'écarter toutes possibilités que Lune soit l'envoyée de qui que ce soit. Et puisqu'elle ne montra jamais aucune hostilité, juste une fâcheuse tendance à offenser Lord Morpheus par ses propos, on la laissa évoluer librement dans le Royaume des rêves. Avec une ingénue insolence, elle choisit de s'établir au palais, suscitant une nouvelle fois le courroux du maître des lieux. Mais il laissa finalement faire : c'était encore le meilleur moyen de la garder à l'œil. Néanmoins, les siècles passant, la surveillance de l'argentée s'amenuisât, jusqu'à ne plus être jugée nécessaire.

Et de tout ce temps Lune n'avait jamais abandonné l'idée de faire entendre à Rêve qui elle était, soit, selon ses dires, lui, ou du moins une part de lui. Mais elle n'arrivait jamais qu'à le verbaliser avec grande peine, au contraire de l'éloquence dont elle savait faire preuve habituellement. Cette notion abstraite l'était d'abord pour elle-même, et ses explications ne suivaient aucune logique, ne répondaient à aucune des lois et avaient avant tout le don d'exaspérer Morpheus.

Si dans les premières décennies l'Infini punissait ses affronts répétés en la désintégrant, la voir réapparaître l'instant suivant n'avait rien de satisfaisant alors il finit par la chasser du palais, par l'exiler. Et bien que Lune semblait animée par une forte volonté propre, elle se pliait toujours aux exigences de Rêve et partait errer un temps, ne revenant que lorsqu'elle le savait suffisamment apaisé pour à nouveau supporter sa présence.

Aujourd'hui encore, il arrivait que le Roi des songes la soumette au châtiment de son sable, quand il était plus agacé que d'ordinaire par ses inepties. Mais cela arrivait de moins en moins souvent, d'une part car Lune avait appris à tenir sa langue sur certains sujets, et d'autre part car, de ce que Lucienne observait et bien que son seigneur ne l'admettrait jamais, un lien indéniable s'était tissé entre eux, quelle qu'en soit la nature. Il avait même fini par concéder que l'essence de la jeune femme relevait effectivement de celle du rêve, bien qu'il se refusait toujours à la considérer comme l'une des siens alors que tous avaient droit à cet égard, les plus magnifiques des songes comme les plus terrifiants des cauchemars. Mais à jouer les hôtes malgré lui, il s'était habitué à elle et l'archiviste était d'avis que si l'argentée était amenée à disparaître pour de bon, il en résulterait un vide.

Lucienne attrapa la pile de livres qu'elle avait fini de constituer, quitta à son tour la bibliothèque et rejoignit la salle du trône. Elle y trouva Lord Morpheus, étrangement songeur devant l'austérité d'un pan de mur et réprima le sourire qui naissait sur ses lèvres ; voilà une démonstration du lien auquel elle pensait un instant plus tôt. Quoi qu'en disait son roi, il accordait une certaine considération aux propos de la jeune femme. Non pas que cela lui ferait changer quoi que ce fut, mais il ne se contentait plus de l'entendre : il commençait à l'écouter.

- Messire, voici les annales des rêveurs que vous vouliez consulter, s'annonça-t-elle comme il n'avait toujours pas remarqué sa présence.

Il se détourna prestement, comme incommodé d'avoir été découvert ainsi, et dans le regard que lui renvoya l'Infini, la bibliothécaire sentit qu'il cherchait à savoir si elle avait une idée de ce à quoi il était occupé.

- J'ai croisé Lune avant son départ, confirma-t-elle. Combien de temps pensez-vous qu'elle sera partie cette fois ?

Il ne prit pas la peine de répondre et la délesta des ouvrages qu'elle lui amenait.

- Merci Lucienne, la congédia-t-il lui faisant comprendre qu'il désirait être seul.

Elle s'inclina, ce léger sourire toujours sur ses lèvres, et quitta la pièce pour s'en retourner à ses affaires.

Lune reviendrait bientôt.

Les choses suivaient leur cours au Royaume des rêves.

Lune - SANDMAN fanfictionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant