Dans le calme qui précède la tempête – dans ce cas précis, la bienheureuse tranquillité de la suite nuptiale qui précède l'invasion par les invités de la cérémonie –, ma sœur jumelle fixe d'un œil sévère un ongle qui vient d'être peint en rose clair et lance :
– Je parie que tu es soulagée que je ne sois pas une future mariée infernale. (Elle me jette un coup d'œil à travers la chambre et me sourit d'un air magnanime.) Je parie que tu t'attendais à ce que je sois impossible.
Cette déclaration arrive tellement à point nommé que j'aimerais immortaliser ce moment pour l'encadrer. J'échange un regard entendu avec notre cousine Julieta qui vernit pour la seconde fois les ongles des pieds d'Ami (« Un rose pâle conviendrait mieux qu'un rose dragée, tu ne crois pas ? »), et désigne du regard le corsage de la robe de mariée pendue à un cintre en satin sur lequel je m'applique actuellement à vérifier minutieusement que chacun des sequins soit dans le bon sens.
– Peux-tu approfondir le concept de « future mariée infernale » ?
Ami croise à nouveau mon regard, cette fois avec un air morne. Elle porte un soutien-gorge sophistiqué spécial robe de mariée et une culotte minuscule et j'ai conscience – avec un certain degré de nausée fraternelle – que son macho de fiancé, Dane, ne manquera pas de les déchiqueter plus tard. Son maquillage est élégant et son voile duveteux est épinglé dans ses cheveux bruns remontés en un chignon alambiqué. C'est troublant. En règle générale, nous nous ressemblons comme deux gouttes d'eau, même si nous savons bien que nous sommes deux personnes complètement différentes à l'intérieur. Mais voilà qui est absolument inhabituel : Ami a tout du portrait parfait de la mariée. Soudain, sa vie n'a plus rien à voir avec la mienne.
– Je ne suis pas infernale, proteste-t-elle. Je suis juste perfectionniste.
Je trouve ma liste et la brandis, avant de l'agiter pour attirer son attention.
Il s'agit d'une feuille de papier à lettres rose aux rebords festonnés, portant l'intitulé To-do list
d'Olive – Jour du Mariage méticuleusement calligraphiée, et qui inclut soixante-quatorze (soixante- quatorze) points qui vont de Vérifier la symétrie des sequins de la robe de mariée à Retirer tout pétale flétri des décorations florales.
Chaque demoiselle d'honneur possède sa propre liste, peut-être pas aussi longue que la mienne – je suis témoin – mais tout aussi tarabiscotée et rédigée à la main. Ami a même dessiné des petits carrés pour qu'on puisse marquer d'une croix chaque tâche accomplie.
– Certaines personnes pourraient estimer que ces listes vont un peu trop loin, dis-je.
– Ce sont les mêmes « certaines personnes », réplique- t-elle, dont le mariage coûtera les yeux de la tête et qui sera loin d'être aussi réussi.
– Exact. Parce qu'ils engagent un wedding planner pour... (je me reporte à ma liste) : « Essuyer la buée sur les chaises une demi-heure avant la cérémonie. »
Ami souffle sur ses ongles pour faire sécher le vernis et laisse échapper un rire digne de la méchante dans les films.
– Amateurs.
Je suis sûre que vous savez ce qu'on dit au sujet des prophéties autoréalisatrices1. Le succès attire le succès et puis, d'une manière ou d'une autre, vous continuez à avoir du succès. Ce doit être vrai, car Ami a toujours tout gagné. Un jour, elle a déposé un ticket dans la boîte de tirage au sort d'une foire de rue et elle est rentrée chez elle avec deux entrées pour le théâtre du quartier. Elle a glissé sa carte professionnelle dans une chope au Happy Gnome et a remporté un an de bières gratuites pendant l'happy hour. Elle a gagné des relookings, des livres, des places pour des premières de films, une tondeuse à gazon, un nombre infini de tee-shirts et même une voiture. Bien sûr, elle a aussi gagné le papier à lettres et le kit de calligraphie qu'elle a utilisés pour rédiger nos to-do lists.
Tout ça pour dire qu'à l'instant où Dane Thomas lui a demandé sa main, Ami s'est lancé le défi d'éviter à nos parents le coût d'un mariage. En l'occurrence, ils auraient pu se permettre de contribuer au mariage – ils sont mal organisés sur bien des aspects, mais pas du point de vue financier – mais pour Ami, s'en sortir sans rien payer de sa poche est l'enjeu le plus ludique qui soit. Si la Ami pré-fiançailles voyait les concours comme une compétition, la Ami fiancée a commencé à les considérer comme une épreuve des jeux Olympiques.
Et donc, aucun des membres de notre immense famille n'a été surpris qu'elle parvienne à atteindre son objectif : un mariage huppé, avec deux cents invités, un buffet de fruits de mer, une fontaine de chocolat et des roses multicolores jaillissant de tous les vases, pots, gobelets – en déboursant, en tout et pour tout, mille dollars. Ma sœur est prête à tout pour dénicher les meilleures promotions et participer aux concours les plus intéressants. Elle reposte tout jeu concours sur Twitter et Facebook et a même une adresse mail qui s'appelle très justement AmeliaTorresWins@xmail.com.
Finalement convaincue qu'aucun sequin ne fait de la résistance, je décroche de la patère le cintre sur lequel la robe est suspendue pour l'apporter à Ami.
Mais à l'instant où je la touche, ma sœur et ma cousine se mettent à hurler à l'unisson et Ami lève les mains en l'air. Ses lèvres d'un rose mat forment un O horrifié :
– N'y touche pas, Ollie, lance-t-elle. Je m'occupe de la récupérer. Avec ta chance, tu trébucheras sur la bougie, la robe prendra feu et il n'en restera qu'une vague odeur de sequins brûlés.
Je n'essaie même pas de la contredire : elle n'a pas tort.
ALORS QU'AMI EST UN VÉRITABLE TRÈFLE À QUATRE FEUILLES, j'ai toujours été poursuivie par la malchance. Je ne le dis pas pour attirer l'attention ou parce que j'ai seulement l'air mal lotie en comparaison ; c'est une vérité objective. Tapez Olive Torres, Minnesota, sur Google et vous trouverez une douzaine d'articles et de commentaires au sujet du jour où je suis montée dans une machine attrape-peluche et où je me suis coincée dedans. J'avais six ans, la peluche que j'avais capturée avait refusé de tomber et j'avais décidé de m'introduire à l'intérieur pour la récupérer.
J'ai passé deux heures dans la machine, entourée par un grand nombre d'ours en peluche rigides, à la fourrure râpeuse et à l'odeur chimique. Je me souviens d'avoir vu de l'autre côté du plexiglas sali par des traces de doigts un déploiement de visages affolés se hurlant des ordres que je n'entendais pas. Apparemment, lorsque les propriétaires de l'attrape-peluche ont expliqué à mes parents qu'ils n'étaient pas les propriétaires du jeu et qu'ils ne possédaient donc pas la clé pour l'ouvrir, les pompiers d'Edina ont débarqué en urgence, suivis de près par les équipes de la chaîne de télévision locale qui documentèrent mon extraction en détail.
Faisons un bond dans le temps de vingt-six ans en avant et – merci, YouTube – la vidéo traîne toujours sur le net. À ce jour, près de cinq cent mille personnes l'ont visionnée et ont découvert que j'avais été assez têtue pour me faufiler dans l'attrape-peluche et suffisamment malchanceuse pour que ma ceinture se coince sur le chemin de la sortie, abandonnant mon pantalon derrière moi.
Et ce n'est qu'une anecdote parmi tant d'autres. Donc oui, Ami et moi sommes de vraies jumelles – nous mesurons toutes les deux un mètre soixante-trois, nos cheveux bruns se rebellent au moindre soupçon d'humidité, nous avons les yeux marron foncé, le nez en trompette et des constellations de taches
de rousseur identiques – mais c'est là que la ressemblance s'arrête.
Notre mère s'est toujours efforcée de célébrer nos différences pour que nous nous sentions comme
deux individus à part entière plutôt que comme une paire. Je sais qu'elle n'avait que de bonnes intentions, mais aussi loin que je me souvienne, nos rôles étaient figés : Ami est l'optimiste qui voit toujours le bon côté des choses et j'ai tendance à toujours m'attendre à ce que le ciel me tombe sur la tête. Quand nous avions trois ans, ma mère nous a même déguisées en Bisounours pour Halloween : Ami était Grosjojo. J'étais Grognon.
Et il est clair que les prophéties autoréalisatrices fonctionnent dans les deux sens : depuis le moment où j'ai vu mon visage plaqué contre une vitre de plexiglas sale au Journal télévisé de dix-huit heures, ma chance n'a jamais tourné. Je n'ai jamais gagné un concours de coloriage ou un tirage au sort au travail –
pas même une tombola – ni réussi à attraper le pompon d'un manège. Je me suis, en revanche, cassé une jambe dans les escaliers quand quelqu'un m'a entraînée dans sa chute (cette personne s'en est sortie indemne), j'ai systématiquement tiré au sort la corvée de nettoyage des toilettes pendant toutes nos vacances familiales sans exception, cinq ans d'affilée, un chien m'a fait pipi dessus alors que je prenais un bain de soleil en Floride, un nombre incalculable de fientes d'oiseaux se sont écrasées sur moi au fil du temps et, l'année de mes seize ans, j'ai été frappée par la foudre – oui, vraiment – et je suis encore là pour en témoigner. (Mais j'ai dû suivre des cours d'été parce que j'avais raté les deux dernières semaines de classe de l'année.)
Curieusement, Ami aime me rappeler qu'une fois, j'ai deviné le nombre exact de shots restants dans une bouteille de tequila à moitié vide. Mais après les avoir presque tous bus dans mon allégresse jubilatoire et les avoir subséquem- ment vomis, je ne savoure pas particulièrement cette victoire.
AMI RETIRE LA ROBE (GRATUITE) DU CINTRE et l'enfile au moment où notre mère quitte sa suite personnelle (également gratuite) pour nous rejoindre. Elle halète avec tant d'exagération en voyant Ami dans sa robe que je suis certaine que nous pensons la même chose : Olive a réussi, d'une manière ou d'une autre, à tacher la robe de mariée.
Je l'inspecte pour m'assurer que ce n'est pas le cas.
Rien à signaler. Ami soupire, me fait signe de remonter la fermeture Éclair avec précaution.
– Mami, tu nous as flanqué une de ces trouilles !
La tête encombrée d'énormes bigoudis en velcro, une flûte avec seulement un fond de champagne
(vous avez deviné : également gratuit) et les lèvres recouvertes d'un gloss rouge brillant, ma mère ressemble à s'y méprendre à Joan Crawford. Si Joan Crawford était née à Guadalajara, bien entendu.
– Oh, mijita, tu es superbe.
Ami lève les yeux vers elle, sourit puis semble se souvenir – avec une bouffée immédiate d'anxiété – de la liste qu'elle a oubliée à l'autre bout de la pièce. Soulevant le bas de sa robe, elle avance jusqu'à la table.
– Maman, as-tu donné la clé USB avec la musique au DJ ?
Notre mère vide sa coupe avant de s'asseoir délicatement sur le canapé moelleux.
– Sí, Amelia. J'ai donné ton petit morceau de plastique au hippie coiffé de tresses africaines et vêtu
d'un horrible costume.
La robe couleur magenta de ma mère est impeccable, elle croise ses jambes bronzées au-dessus du
genou tout en acceptant une autre flûte de champagne offerte par la préposée à la suite de la mariée.
– Il a une dent en or, ajoute ma mère. Mais je suis sûre qu'il est très compétent.
Ami ignore cette remarque et coche la case en faisant crisser la pointe du stylo sur le papier. Le fait
que le DJ soit ou non à la hauteur des attentes de notre mère, ou même des siennes, n'est pas très important pour elle. Il vient d'arriver en ville et elle a gagné ses services à la tombola de l'hôpital où elle travaille comme infirmière en hématologie. Au pire, elle n'aura pas payé pour sa performance.
– Ollie, s'exclame Ami sans quitter sa liste des yeux. Tu dois t'habiller, toi aussi. Ta robe est pendue derrière la porte de la salle de bains.
Je m'éclipse immédiatement en direction de la salle de bains avec un salut moqueur :
– Oui, chef !
La question qu'on nous pose le plus souvent est de savoir qui de nous deux est la plus vieille. Je
serais tentée de dire que c'est assez évident, parce que même si Ami est née quatre minutes seulement avant moi, il n'y a pas le moindre doute : c'est elle qui mène la danse. Quand nous étions enfants, nous jouions aux jeux qu'elle choisissait, nous allions là où elle voulait aller et même si je me plaignais parfois, je la suivais joyeusement la plupart du temps. Elle est capable de me persuader d'à peu près n'importe quoi.
Ce qui explique comment j'ai fini dans cette robe.
– Ami!
J'ouvre brusquement la porte de la salle de bains, horrifiée par ce que je viens de distinguer dans le
petit miroir au-dessus du lavabo. C'est peut-être la lumière, je pense, en passant une main sur la monstruosité vert brillant et en avançant vers l'un des miroirs en pied de la suite.
Waouh. Ce n'est définitivement pas la lumière.
– Olive, me répond–elle.
– Je ressemble à une cannette géante de 7 Up.
– Ouais, meuf ! chantonne Jules (diminutif utilisé par Olive pour désigner Julieta). Quelqu'un finira
peut-être par te décapsuler.
Ma mère s'éclaircit la gorge.
Je lance un regard noir à ma sœur. En janvier, j'ai été traumatisée par ma tenue de demoiselle
d'honneur pour un mariage dont le thème était Merveille d'Hiver. Ma seule condition était donc que ma robe d'aujourd'hui soit dépourvue de tout bandeau de velours rouge ou de fourrure blanche. J'aurais dû m'exprimer de manière plus précise.
– As-tu vraiment choisi cette robe ? (Je désigne le décolleté plongeant.) Était-ce intentionnel ?