71 Jim

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En nous rasseyant, je croise le regard d'une femme un peu trop indiscrète à mon goût.

De quoi elle se mêle, cette décolorée ? Je me sens dévisagé, espionné.

Prends ton téléphone plutôt et scrolle la vie des autres via des applis créées spécialement pour ça, pensé-je, contrarié.

Je me ressaisis et décide de l'ignorer. Avoir revu mon père m'a visiblement rendu irascible.

—Merci Hélène, j'étais à deux doigts de...

—J'ai vu, me coupe t-elle, comme pour m'empêcher d'avouer que j'ai failli taper mon propre père.

—J'espère vraiment que ta mamie va bien, enchaîné-je.

—Moi aussi.

—Et sinon, tu m'expliques ? lance t-elle après quelques secondes d'hésitation.

Et merde !

Moi qui pensais pouvoir esquiver l'interrogatoire.

—T'expliquer quoi ?

—Ben, tout.

—Oula, ça fait beaucoup ça, « tout ».

—Okay, procédons par étapes. Si j'ai bien compris, tu ne parles plus à ton père depuis dix ans, c'est ça ?

—Oui.

—Dix ans, c'est vachement long. Il a dû commettre un truc vraiment atroce...

—Oui...

J'inspire profondément.

—Il a trompé ma mère et je l'ai pris sur le fait accompli juste avant qu'elle ne... qu'elle ne décède devant nous, des suites de son cancer.

—Je...  c'est affreux. Je n'ai pas les mots. C'est horrible, Jim. Je suis sincèrement désolée.

Sans que je ne m'y attende, elle m'attrape alors la main, comme pour m'apporter un peu de réconfort. Et ça marche. Sa paume, douce et chaude, me réchauffe instantanément le cœur.

—Après son décès du coup, je suis parti de la maison définitivement, enfin de chez mon père désormais... J'ai déménagé ailleurs dans un petit appart que possédaient mes grands parents, ceux qui vivent à Sauternes. J'allais avoir très bientôt 18 ans, ça a été facile de fuir le domicile familial finalement.

—Et... depuis, tu n'as plus jamais voulu lui parler ?

—Plutôt crever !

—Non, mais j'aimerais comprendre. N'hésite pas, hein, si je dépasse les bornes avec toutes mes questions intimes, mais à part tromper ta mère, il t'a fait quoi ? Je veux dire, à toi ?

Je fronce les sourcils, sur la défensive.

—Je ne comprends pas ta question.

—Ben, c'est juste que tu sembles lui vouer une haine toujours aussi grande et indélébile encore aujourd'hui, dix ans après, et ce sans avoir écouté une seule fois ses explications, si j'ai bien suivi.

—Hum, ouais, et ? bougonné-je.

—Et je me demandais du coup si ton père était aussi un homme violent avec toi et tes frères, ou s'il t'avait fait subir un truc qui t'a traumatisé.

Je lui lâche soudain la main, perturbé par les propos curieux qu'elle est en train de tenir. Je ne saisis pas bien où elle veut en venir...

—Mais non, arrête, il ne m'a jamais tapé, ce n'est pas un mauvais bougre mon père, c'est juste qu'il a toujours beaucoup bossé donc on ne le voyait pas aussi souvent qu'on l'aurait voulu et c'est pour ça que j'étais bien plus proche de ma mère que de lui, mais ça s'arrête là niveau traumatismes durant l'enfance. Enfin, avant que le cancer de ma mère ne vienne nous bousiller notre adolescence !

—Je... Excuse-moi d'être aussi direct mais comme tu le sais, moi, je n'ai pas de père, je ne l'ai pas perdu dans un accident ou je n'ai pas coupé les ponts avec lui, non, je n'en ai pas, point barre. C'est en tout cas ce qui est noté sur mon acte de naissance. Née d'un père inconnu. Et du coup, j'essaie de comprendre pourquoi, si ton père n'est pas un type violent ou alcoolique ou je ne sais quoi d'autre, tu peux encore lui en vouloir dix longues années après un acte immoral certes mais qui finalement ne te concernait pas. Ce n'est pas toi qu'il trompait, Jim.

Mon sang se glace.

—De quoi ? Qui ne me concernait pas ? Tu plaisantes, là ? haussé-je le ton.

La femme aux cheveux blonds décolorés de tout à l'heure qui est toujours assise en face, relève subitement la tête pour, j'en suis sûr, essayer d'écouter notre conversation.

Je croise les bras en soupirant. J'hallucine. Comment en est-on arrivé à une discussion pareille, aussi personnelle, dans le hall de l'hôpital où j'ai perdu ma mère et que dirige aujourd'hui mon père ?

—Hélène, franchement, ça commence à me gonfler là, et je reste poli.

J'ai l'impression qu'elle ne m'écoute plus, continuant dans sa lancée :

—Je dis simplement que de mon point de vue, ce n'est pas toi que ton père a trahi ce jour-là, mais ta maman. Pas toi. Ni tes frères. Et je suis même sidérée que t'ais tenu une décennie dans cet état d'esprit, à détester ton père au point de le rayer définitivement de ta vie, sans jamais te retourner sur toutes les choses bien qu'il a dû faire pour toi. De part mon passé, tu peux comprendre que ta réaction est hyper angoissante pour moi. On ne peut pas faire une croix sur les personnes qu'on aime aussi facilement, sans état d'âme. On n'abandonne pas son enfant ! Euh, je voulais dire son père.

—Non, tu as sorti le mot "enfant", et tu sais pourquoi, parce que tu ramènes tout à toi, tu te projettes dans mon histoire, mon passé, le mien, pas le tien. Je ne suis pas ton père Hélène et je ne t'ai pas abandonnée, ne t'acharne pas sur moi comme si j'y étais pour quelque chose.

S'en suit un long silence pesant.

—Je... Tu as raison, je suis désolée, Jim, j'ai dépassé les bornes, je te juge alors que je ne connais quasiment rien de toi. Et sincèrement, ce n'était pas pour délégitimer ta peine vis-à-vis de ta maman et de ce que tu as vécu à 17 ans à peine, en tombant sur ton père avec cette autre femme.

—Hum, n'en parlons plus, s'il te plaît. Je suis désolé aussi de m'être braqué.

Elle me sourit timidement avant d'ajouter : 

—Juste un dernier truc... Tu es scorpion, non ?

—Pourquoi tu demandes ça ?

—Parce qu'il paraît qu'ils ont la rancune tenace.

Moi qui m'étais fermé comme une huître face à sa psychologie à deux balles, je me surprends à sourire également. Alors que la seconde d'avant, j'étais vraiment fâché contre elle, j'ai maintenant envie de la prendre dans mes bras, de la serrer fort contre moi...

A suivre...

Confinée avec un Con finiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant