Chapitre 5

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Voici comment on a rencontré Bellamy. On prenait le thé avec nos nounours dans le jardin. Du vrai thé avec des vrais muffins. On s'était installées derrière la maison pour passer inaperçues. À onze ans, j'étais beaucoup trop âgée pour ce genre de jeux. Et Echo, du haut de ses treize ans, l'était encore plus. L'idée m'était venue en lisant un livre. J'avais réussi à convaincre Echo en prétendant que c'était pour Madi. Maman était morte l'année précédente et Echo disait rarement « non » quand il s'agissait de faire plaisir à notre cadette. On avait tout posé sur son ancien plaid de bébé – une couverture bleue et rêche avec des écureuils dessinés dessus. J'y avais installé le service à thé ébréché de Echo, des mini-muffins aux myrtilles – auxquels j'avais ajouté le sucre granulé que j'avais forcé papa à acheter au supermarché – et un nounours par personne. J'avais insisté pour qu'on porte des chapeaux. J'avais tellement répété : « une tea party sans chapeau, c'est nul » que Echo avait fini par céder, mais seulement pour me faire taire.

Elle portait le chapeau de paille que maman mettait pour jardiner, Madi une visière de tennis et moi la vieille toque en fourrure de grand-mère, agrémentée de fleurs en plastique. Je versais le thé tiède du thermos dans nos tasses lorsque Bellamy a escaladé la palissade pour nous observer. Un mois plus tôt, postées dans la salle de jeux à l'étage, on avait regardé sa famille emménager en espérant qu'il y aurait des filles. Quand on avait vu les déménageurs descendre un vélo de garçon, on s'était remises à jouer.

Bellamy, juché sur la palissade, ne disait pas un mot. Echo était raide et gênée. Elle avait les joues rouges, mais elle a gardé son chapeau. C'est Madi qui l'a appelé.

— Bonjour, toi, lui a-t-elle dit.

— Salut, a-t-il répondu. Il avait les cheveux en bataille et n'arrêtait pas de repousser la mèche qui lui tombait sur les yeux. Il portait un tee-shirt rouge troué à l'épaule.

— Comment tu t'appelles ? a demandé Madi.

— Bellamy.

— Viens jouer avec nous, Bellamy, lui a-t-elle ordonné.

Et il s'est joint à nous. À l'époque, rien ne laissait présager l'importance qu'aurait ce garçon dans nos vies. D'un autre côté, si je l'avais su, qu'aurais-je pu y faire ? Lui et moi, on n'était tout simplement pas faits pour être ensemble.

Quoique.

Je pensais que je n'étais plus amoureuse de lui. Lorsque j'ai écrit ma lettre, lorsque je lui ai fait mes adieux, je jure que j'étais sincère. Ce n'était même pas spécialement difficile : Echo était folle de lui, elle l'aimait vraiment. Comment aurais-je pu lui reprocher de vivre son premier amour ? Echo s'était tellement sacrifié pour nous. Elle nous faisait toujours passer en premier, Madi et moi. Oublier Bellamy, c'était ma façon de lui rendre la pareille. Mais maintenant que je suis assise toute seule dans le salon, avec ma sœur à l'autre bout du monde et Bellamy dans la maison d'à côté, je n'arrête pas de me dire :

Bellamy Blake, c'est moi qui t'ai aimé en premier. S'il y avait une justice, tu m'appartiendrais. À la place d'Echo, je t'aurais mis dans ma valise et je t'aurais emmené. Ou tu sais quoi ? Je serais restée. Je ne t'aurais jamais laissé. Jamais de la vie. C'est déloyal d'avoir ce genre de pensées, de nourrir des sentiments pareils. Non, c'est pire que déloyal. J'en ai bien conscience. J'ai l'impression que mon âme est salie. Echo est partie depuis une semaine et je cède déjà à la tentation. Je suis une traîtresse de la pire espèce. Je trahis ma propre sœur : on peut difficilement imaginer pire. Mais que faire ? Comment repousser ces sentiments ? Il n'y a qu'une solution : lui écrire une seconde lettre. Un post-scriptum. Peu importe le nombre de pages que je dois noircir, je vais effacer pour de bon les dernières traces de mon amour pour Bellamy. Et j'enterrerai cette histoire une fois pour toutes.

A toute les personnes que j'ai aiméOù les histoires vivent. Découvrez maintenant