Hors le plaisir de mes retrouvailles avec mon amie Caroline, le souvenir de cette journée si particulière s'estompa rapidement. Dès le lendemain, en réalité, qui me laissa peu de répit et ne m'autorisa pas à perdre du temps en réflexions oiseuses. J'eus le matin mon entretien habituel avec Danes, l'intendant de Brynfield Manor, où nous fîmes le tour des sujets relevant de la bonne marche du domaine et où nous convînmes des investissements à prévoir d'ici au début de l'hiver. Je consacrai près de deux heures à ma correspondance, rédigeant entre autres une missive particulièrement détaillée à ma tante, Lady Catherine Cunningham, qui appartenait à la suite de la duchesse d'Ormonde à la cour de la reine Anne, et de qui j'étais fort proche. Le maréchal-ferrant se présenta au portail en début d'après-midi et intervint auprès de Norse, saluant les remèdes que nous lui avions appliqués et qui avaient permis de temporiser avant sa venue. Je rendis ensuite visite à l'un de mes fermiers, que je suivais pour une douleur à la hanche, et je fus accueillie royalement par son adorable femme, qui me proposa un goûter roboratif. Enfin, je terminais la journée par une intense galopade jusqu'aux falaises, qui fit autant de bien à ma monture qu'à moi-même.
– Martha, je me rends demain à Weymouth avec Mr. Danes. Nous avons des affaires à y mener, et j'aurai besoin de porter ma veste de velours noir à doublure violette, ma jupe de sergé gris ardoise ainsi que mon bonnet brodé de bruyères pourpres.
– Bien, Mademoiselle. Quelle pièce d'estomac souhaiterez-vous porter ? demanda ma femme de chambre en poursuivant le brossage de mes longues boucles acajou.
Je ne répondis pas de suite, pensive. S'habiller pour les affaires était toujours un choix délicat. En tant que femme, je n'avais pas le droit à l'erreur : les messieurs avec qui je traitais n'attendaient qu'un seul faux pas pour pouvoir donner libre cours à leur mépris. Les tenues que je portais dans ces occasions devaient toujours montrer que j'étais une femme sérieuse, intelligente et respectable, capable de traiter aussi bien qu'eux de commerce que de bétail. Il m'était important d'y traduire également ma force et ma position pour leur faire comprendre subtilement que je n'étais pas femme à me laisser écraser par leur domination, qui structurait tous les niveaux de notre société.
– La grise aux broderies noires, répondis-je finalement.
– Celle où des aiglons combattent des serpents ?
– Celle-là même, conclus-je d'un ton ferme.
J'aimais beaucoup la petite ville de Weymouth, située dans une fort jolie baie qui scintillait ce jour-là sous un timide soleil. Danes et moi avions rendez-vous avec un propriétaire terrien auprès de qui nous escomptions acheter une quinzaine de brebis pour renforcer notre cheptel. Étant arrivés relativement tôt, nous nous séparâmes avec l'indication de nous retrouver une heure et demie plus tard devant le Jolly Fisherman's – en tant que femme, il m'était compliqué de m'installer seule à la table d'un pub : l'assistance m'aurait aussitôt et à coup sûr considérée comme une fille perdue. N'ayant aucune course à mener, j'avais envie de flâner nez au vent et de m'imprégner de l'énergie de cette mer que j'aimais tant. Bifurquant au bout de la rue principale, je me dirigeai vers le port d'un pas tranquille, saluant aimablement les quelques visages connus que je croisais. J'achetai un petit pain au fromage encore chaud à un garçonnet qui tenait boutique sur le pavé et en savourai chaque bouchée.
Arrivée au niveau du port, j'admirais le spectacle des bateaux de pêche qui rentraient au bercail, leur pont étincelant de poissons frais. Les marins en déchargeaient les caisses sur les quais de bois ; la pêche du jour semblait généreuse et serait rapidement vendue. Mon regard se perdit vers l'horizon alors que je me demandais s'il ne serait pas intéressant de profiter de notre venue à Weymouth pour ramener du poisson à Mrs. Bulbrook, la cuisinière de Brynfield Manor. J'entendis vaguement le bruit de pas résonner contre l'échelle de métal qui remontait du ponton juste à mes côtés mais, toute à mes pensées, je n'y prêtai guère attention.
– Bonjour, Milady. Nous n'avons pas eu l'heur d'être présentés, mais le souvenir de notre furtive rencontre à Dorchester est resté vivace dans mon esprit.
Je sursautai et me tournai vers l'échelle du port. Un homme – lui, encore ! – finissait d'en gravir les barreaux et sauta lestement sur le trottoir. Il s'inclina alors que je le détaillai, ôtant brièvement sa casquette de marin. Ses boucles d'un brun soutenu s'échappaient du lien de cuir qui les retenait sur la nuque et caressaient une mâchoire qu'il avait carrée. Il était vêtu d'une chemise de lin crème humide, d'une coupe simple mais de haute qualité, qui s'ouvrait largement sur sa poitrine et qui, en certains endroits, collait sa peau et dévoilait sa musculature impeccable. Un pantalon de toile brune et des bottes fatiguées par le travail en mer complétaient cette tenue somme toute assez légère. Je me sentis rougir devant le spectacle qui m'était ainsi présenté et, lorsqu'il leva enfin ses yeux clairs, que je découvris alors d'un gris pur, je détournai le regard et tentai de me reprendre pour lui offrir une réponse appropriée.
– Je ne crois pas avoir jamais eu le plaisir de vous voir, Monsieur. Si c'est le cas, vous voudrez bien m'excuser de ne point m'en souvenir ; si la rencontre était aussi furtive que vous le mentionnez, j'ose espérer que vous ne m'en tiendrez pas rigueur.
Je levai à nouveau les yeux vers lui, satisfaite de ma tirade qui, me semblait-il, le remettait à une place qu'il avait un peu trop hâtivement quittée. Son sourire poliment ironique montra qu'il n'était point dupe de mon pieux mensonge. Il s'inclina de nouveau.
– C'est à moi de m'excuser de vous importuner et d'avoir ainsi, par mégarde, pressé nos présentations, Milady, protesta-t-il avec une lueur amusée dans le regard. Je suis absolument certain qu'elles auraient eu lieu tôt ou tard, puisque les occasions sociales ne manquent pas, par ici. Je suis Lord William Hawke, comte de Richbury, et je réside présentement dans l'une des demeures de ma famille, à Creston House.
Mon cœur rata un battement alors que j'esquissai la révérence qui était due à son rang. Caroline avait eu raison : c'était donc bien lui ! Et, je devais bien me l'avouer, je comprenais désormais aisément ce que toutes ces femmes pouvaient lui trouver... il dégageait un charme magnétique, que l'on aurait pu croire né de l'assurance innée des gentlemen bien nés, mais pas seulement. L'on sentait qu'une énergie inquiétante, presque sauvage, couvait sous la prestance de son maintien impeccablement tenu, et c'est cette duplicité même qui m'ordonnait de me tenir à l'écart de cet homme.
– Enchantée, Lord Hawke, et bienvenue dans le Dorset. Amy Elizabeth Ridley, Lady de Brynfield Manor, répondis-je avec toute la froideur et le détachement dont j'étais capable de faire montre en cet instant.
Comme le voulait l'usage, je dégantai ma main que je lui tendis à baiser. Et son souffle fut comme une brûlure sur ma peau, qui se propagea rapidement le long de mon bras jusqu'à ma poitrine. J'ôtai ma main de la sienne aussi vivement que me le permettait l'étiquette – il était comte, tout de même – et remis mon gant.
– Je dois à présent prendre congé, Lord Hawke. J'ai affaires à mener et vous souhaite une excellente journée.
– Avant que de vous laisser partir, permettez-moi de vous complimenter sur votre tenue, Lady Ridley. Cette pièce d'estomac, notamment, vous sied à ravir.
Je n'en revenais pas de son audace. Était-il donc si sûr de son rang et de son charisme pour se permettre de parler de cette manière à une femme respectable, à laquelle il venait à peine de se présenter ?
– Vous m'en voyez navrée, mais je ne vous le permets pas, Milord. Bonne journée à vous ! lançai-je, courroucée.
Je tournais les talons et repartis en direction de la rue principale, furieuse contre ce rustre qui se pensait tout permis et furieuse contre moi-même pour avoir, un instant seulement, reconnu la portée de son charme.
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Le Vent dans les bruyères
Historical Fiction[SOUS CONTRAT D'ÉDITION] Lady Amy Ridley, jeune héritière éprise de liberté, a juré de ne jamais se marier pour ne pas renoncer à son indépendance. Et ce n'est pas le mystérieux Lord Hawke, nouvellement arrivé en ville pour des affaires peu reluisan...