Les Gifford nous régalèrent d'un repas de haute volée que nous dégustâmes en musique, qui debout à l'ombre des arbres ou du chapiteau, qui assis sur les fauteuils aux moelleux coussins installés au soleil. De même, ils nous pourvurent généreusement en spiritueux de toutes sortes, ce qui dénoua les langues et facilita les liens entre invités qui ne se connaissaient encore point guère, mais qui instilla dès la fin du repas une atmosphère de torpeur accentuée par les rayons encore chaud d'un soleil qu'on aurait cru de plein été. Les éventails de ces dames s'agitaient avec moins de vigueur, et les éclats de voix des hommes s'étaient assourdis. Même les musiciens avaient amenuisé le son de leurs instruments, et jouaient à présent une ballade languide qui appelait à l'indolence. Lorsqu'Archibald s'étendit sur une grande toile de lin qui avait été jetée dans l'herbe et couvrit son visage de son chapeau, cela marqua le signal d'un temps de repos bienvenu. L'on reprendrait plus tard les festivités, avec une boisson et des danses qui nous mèneraient jusqu'au début de la soirée.
Amusée, j'observais les convives qui imitaient notre hôte, et leurs femmes et filles qui s'alanguissaient dans les fauteuils – bien entendu, il n'aurait point été convenable que l'une d'entre elles suive l'exemple de ces messieurs et s'allonge pour une courte sieste ! En ce qui me concernait, le rhum m'avait plutôt fouetté les sangs et je n'avais guère envie de me reposer. Je décidai donc de prendre le temps d'une promenade dans le petit bois où l'ombre des arbres me rafraîchit agréablement. Je ne sais combien de temps je flânai, goûtant l'humide odeur de sous-bois qui m'enveloppait, mon œil avisé repérant au passage des buissons de consoude – une plante souveraine contre les troubles gastriques – et de très beaux plants d'achillée millefeuille, qui servait à moult remèdes depuis la nuit de temps et que je me promis de venir revoir très rapidement. J'allai m'asseoir sur une souche qui, j'y veillai, ne tacherait point ma jupe de son écorce ou de sa mousse, lorsque j'entendis des voix filtrer de sous les arbres. Si je ne distinguais point les mots qui étaient prononcés, la conversation semblait animée et ma curiosité naturelle m'incita à aller me rendre discrètement compte de ce qu'il se passait. Je me frayai un chemin en direction des voix, en maintenant mes jupes dans mes poings pour éviter qu'elles ne bruissent trop, et me blottis derrière le tronc d'un large chêne dès lors que j'arrivai en vue de trois individus, dont l'un qui semblait particulièrement agité.
Je reconnus aussitôt Lord Harbottle, le père de Deborah, dont l'avancée de la bedaine n'avait d'équivalent que celle de sa calvitie qu'il tentait de masquer par tous les moyens.
– Par Dieu, messieurs, réalisez bien que la position dans laquelle vous me placez aurait de quoi offenser n'importe quel gentleman ! s'offusquait-il, épongeant son front à l'aide d'un mouchoir à la propreté douteuse.
– Milord... lui répondit un grand blond aux membres déliés et aux muscles secs, vêtu d'une tenue d'apparence simple mais en réalité d'un tissu coûteux, qui indiquait aussi bien une probable naissance dans un milieu modeste que la fortune qu'il avait dû se constituer à l'âge adulte. Sauf le respect que nous devons à votre rang ou à votre réputation, nous vous demandons simplement de bien vouloir nous verser un acompte...
Lord Harbottle sembla s'étouffer à ce terme qu'il devait considérer comme trivial, bon pour les petits bourgeois et les comptes d'apothicaires, amenant le troisième homme à intervenir, d'une voix que je reconnus aussitôt et qui fit rouler un frisson le long de ma colonne vertébrale :
– Lord Harbottle, ce que mon associé tente d'exprimer n'est autre qu'une requête bien naturelle, inhérente à un échange commercial entre gentlemen, modéra Lord Hawke. Nous ne requérons qu'un simple gage de votre part, une... preuve de votre engagement et de votre bonne foi. Après tout, poursuivit-il d'un ton qui soudain, sous des dehors courtois, prit une inflexion légèrement menaçante, vous n'avez pas réglé votre dernière livraison et nous ne voudrions point risquer la prochaine. Ce qui ne peut être qu'un oubli de votre part pourrait être compris d'une toute autre manière, si vous ne montriez suffisamment d'empressement à vouloir réparer cette atteinte aux règles tacites d'un accord entre honnêtes hommes du monde. Et comme de bien entendu, je ne me risquerai point à vous insulter en me permettant de vous faire un tel rappel...
Lord Harbottle déglutit péniblement, semblant prendre la mesure de l'avertissement qui n'en finissait plus de résonner entre eux, et balbutia :
– Très... très bien, messieurs... je veillerai personnellement à ce que ce qui vous est dû, complété d'une avance d'un quart de la somme relative à ma prochaine commande, soit déposé chez vous d'ici demain midi, Lord Hawke.
– Allons bon, milord, ce n'était donc pas si compliqué ! Vous êtes un homme d'expérience, vous savez aussi bien que moi qu'il convient parfois de mettre ses principes de côté et que c'est ce faisant que l'on réalise qu'ils ne sont souvent que vaines postures, déclara Lord Hawke en abattant un bras martial sur l'épaule du mauvais payeur. Vous pourrez compter sur votre marchandise dès que les conditions et la marée seront favorables, soit dans environ quatre jours.
Lord Harbottle marmonna ce qui semblait être un remerciement et se retira sans considération aucune pour sa dignité : il courait presque.
– Il va se servir dans la cassette de sa femme, le faraud ! pesta, méprisant, le troisième homme une fois qu'il fut évanoui dans l'ombre du bois.
– Je partage ton mépris pour cet individu, Hugh, et je pense qu'il faudra le surveiller de près. Si l'on découvre qu'il est en train de ruiner sa femme et de ponctionner la dot de sa fille, qui ne pourra guère compter sur sa cervelle pour trouver un bon parti, pour nourrir son amour du tabac et du vin, nous devrons cesser tout négoce avec lui. Je refuse d'être responsable de la déchéance des personnes dont le devenir dépend de lui, lâcha Lord Hawke, les dents serrées.
– Je ne peux que t'approuver, mon ami, dit le dénommé Hugh. En attendant, que dis-tu de retourner à la fête ? Nous sommes partis voilà longtemps et le temps de la sieste ne devrait pas tarder de s'achever, si ce n'est déjà le cas.
Lord Hawke allait répondre lorsqu'un léger craquement se fit entendre et l'interrompit aussi net. Je ne pouvais en voir l'origine de là où je me trouvais, mais je perçus le subtil changement d'attitude du comte de Richbury, qui sembla se détendre.
– Je t'y retrouverai, Hugh. Je souhaiterais passer quelques minutes seul avec moi-même.
Son ami esquissa un sourire complice, lui serra le bras et s'en fut à grandes enjambées dans la même direction qu'avait prise Lord Harbottle. Après quelques secondes, les craquements reprirent et, désireuse de comprendre ce qu'il se tramait, je me dévissai le cou pour tenter d'obtenir un point de vue acceptable sur la provenance de ces bruits. Je réprimai un cri de surprise lorsque je vis Lady Purchas, l'épouse du maire de Dorchester, apparaître sous les frondaisons et se diriger vers le comte avec une mine faussement confuse qui ne le dupait visiblement pas plus que moi.
– Oh, milord ! minauda-t-elle en continuant de l'approcher. Quelle chance de vous trouver ici ! Partie pour une courte balade, il semblerait que je me sois égarée dans ces bois d'une taille pourtant fort modeste... Accepteriez-vous de me venir en aide ?
Je la vis papillonner des cils en posant sa main sur le bras de Lord Hawke. Une hargne que je ne me soupçonnais pas l'instant précédent s'empara alors de moi, et je sentis mes doigts se crisper sur l'écorce de mon abri.
– Certainement, milady. Il faudrait être bien cruel pour vous abandonner ici, vous et vos charmantes manières, badina le comte, un sourire au coin de sa mâchoire puissante. Mais il ne faudrait point que cela devienne une habitude... pour cette fois dernière, souhaitez-vous que, comme la dernière fois, je vous guide en lieu sûr ?
Lady Purchas parut soudainement à bout de souffle et elle murmura son approbation dans un soupir. Je vis alors avec horreur Lord Hawke se pencher vers elle pour lui baiser le cou, puis la poitrine. Dans un état d'irritation extrême et refusant d'en découvrir davantage, je me retirai à pas de loups. Mais d'où me venait cette vague de colère, qui serrait mes poings et gonflait ma poitrine ? La scène à laquelle je venais d'assister n'était guère étonnante, considérant le portrait du comte que m'avait, d'entrée de jeu, dressé Caroline ! Étais-je en colère contre cette pécore qui s'était jetée à son cou ? Non Amy, tu deviens injuste, m'admonestai-je en m'éloignant.
Une fois que je fus sûre d'être à l'abri des arbres, je jetai un dernier coup d'œil à la scène. Et je m'arrêtai net : le comte me regardait par-dessus l'épaule de Lady Purchas, d'un regard franc, d'un regard qui ne supportait ni honte, ni gêne. D'un regard qui me défiait, et qui m'atteignit en plein cœur. Empoignant mes jupes, je m'enfuis en courant.
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Le Vent dans les bruyères
Fiksi Sejarah[SOUS CONTRAT D'ÉDITION] Lady Amy Ridley, jeune héritière éprise de liberté, a juré de ne jamais se marier pour ne pas renoncer à son indépendance. Et ce n'est pas le mystérieux Lord Hawke, nouvellement arrivé en ville pour des affaires peu reluisan...