Chapitre 3 - Partie 2

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Le dimanche suivant, pour la messe à Saint-Pierre, je retrouvai Caroline et quelques-unes de ses amies qui avaient l'amabilité de me tolérer dans leur cercle – il est vrai que leur nombre avait particulièrement crû après le beau mariage de Caroline. Une ou deux d'entre elles étaient relativement supportables, ce qui rendait moins difficile le fait de ne pouvoir passer du temps en tête-à-tête avec ma meilleure amie. Les conversations portèrent très rapidement sur le nouveau venu du comté, et je ne pus m'empêcher de tendre l'oreille avec intérêt :

– C'est le comte de Richbury, il a intégré le cercle de jeu de mon père depuis son arrivée et compte s'installer durablement dans le Dorset pour ses affaires, introduisit Deborah Harbottle, connue pour son manque d'intelligence notoire, que ses parents ne s'étaient jamais employés à corriger puisque sa dot rondelette constituerait, selon eux, son principal atout pour affronter la vie.

– On le dit en rupture avec son père, le comte de Sandbroke. Il refuserait à ce point son autorité qu'il a fait fortune par lui-même pour ne plus dépendre de lui, précisa Olivia Brookehurst, qui était quant à elle certainement la demoiselle la plus futée de ce cercle.

– On raconte surtout qu'il aurait eu une liaison avec une femme mariée, de la plus haute noblesse par-dessus le marché ! C'est un fameux coureur de jupons, qui sème le scandale partout où il passe... ajouta Mary Loughton, particulièrement pieuse, qui essayait de faire passer son indignation à grands coups d'éventail frénétiques.

– Je me demande ce qu'il vient faire dans le Dorset, s'interrogea Caroline, l'air songeur.

– Il envisage peut-être de se ranger et de se marier ! s'exclama Deborah, toute excitée. Highworth Hall, où résident toujours ses parents, n'est pas si éloigné de Creston House, peut-être que...

Caroline laissa échapper un ricanement sarcastique, mais Olivia Brookehurst prit la parole avant elle :

– Et donc, chère Deborah, j'imagine que vous seriez l'oiseau rare qui lui donnerait envie de quitter une vie de libertinage ? plaisanta-t-elle alors que Mary Loughton laissait échapper un cri horrifié devant l'emploi d'un tel terme par une demoiselle respectable.

La messe débutant, elles durent briser là leur bavardage mais je sentais leur frustration de n'avoir pu aller au fond de leur sujet. J'étais moi-même légèrement agacée que l'officiant ne soit pas, une fois n'étant pas coutume, arrivé avec quelques minutes de retard, d'autant que son prêche porta ce jour-là sur l'inconstance et la faiblesse d'esprit du sexe faible.

– Allons bon, fulminai-je à voix basse. Il est vrai que ce vieux croûton s'y connaît en matière de femmes. En a-t-il seulement connu d'autre que sa génitrice, qu'on imagine aisément aigrie d'un tel rejeton ?

Caroline gloussa mais m'enfonça son coude dans les côtes pour me faire taire. Je levai les yeux au ciel, et priai intérieurement pour que la messe ne fût pas trop longue. Je priai ensuite pour me faire pardonner cette pensée sacrilège, ne voulant pas risquer la damnation éternelle pour telle futilité.

Lorsque la messe s'acheva et que nous nous levâmes, je reconnus au fond de l'église la haute silhouette de Lord Hawke, qui avait dû arriver après que la foule soit entrée. Mes camarades s'en rendirent compte également : Deborah, toute rose, se retourna pour chuchoter à l'oreille d'Olivia, et Mary lui jeta un œil désapprobateur. Caroline, quant à elle, se pencha vers moi :

– Eh bien Amy, je constate qu'il est tel que tu l'as décrit : grand, les yeux clairs et fort bien fait de sa personne ! me murmura-t-elle, les yeux rieurs.

– Je n'ai jamais dit de cet homme qu'il était 'fort bien fait de sa personne ! protestai-je, indignée.

Mais déjà, nous arrivions à sa hauteur et passâmes l'une après l'autre devant lui. Lorsque ce fut mon tour, il inclina la tête, ne masquant pas son sourire en coin.

– Lady Ridley.

Bouillonnant intérieurement, j'affichai un sourire de façade dont je doutais qu'il atteigne mes yeux, accompagné d'une rapide révérence.

– Lord Hawke.

Je savais que l'assemblée ayant assisté à ce bref échange – une bonne partie de la haute société du comté de Dorchester – en ferait des gorges chaudes, et que ma réputation souffrirait un peu plus de me voir, d'une manière ou d'une autre, associée à ce comte célibataire et débauché. Je me sentais profondément humiliée, et réussis à grand-peine à empêcher le rouge de me monter aux joues alors que je sortais de l'église, le menton fier et le front haut. Ma chère Caroline comprit aussitôt mon émoi, et s'empara de mon bras pour réaffirmer publiquement son amitié, m'offrant ainsi un soutien tant physique que moral. Ses amies nous attendaient sur le parvis, et nous encerclèrent prestement dans un bruissement de jupes impatientes et curieuses. Je leur fis un rapide récit de ma rencontre avec le comte à Weymouth, insistant sur le fait qu'il avait pris sur lui de provoquer nos présentations respectives, peut-être, suggérai-je dans une tentative désespérée d'atténuer le scandale, en raison d'une obscure impression de m'avoir déjà rencontrée auparavant.

– Amy, il semblerait donc que vous soyez au goût de Lord Hawke, fit Deborah avec une pointe de jalousie dans la voix.

N'eût été le bras de Caroline qui me maintenait près d'elle, j'aurais bondi pour la souffleter.

– Deborah, permettez-moi de vous signaler que votre sotte remarque frise l'irrespect. Je ne doute point de votre innocence en la matière, mais croyez bien que la perspective de plaire à un tel... aventurier, lâchai-je avec dégoût, est loin de me réjouir alors que pour sauvegarder ma situation, assurer la pérennité de mon domaine, et assurer mon avenir, je me dois de mener un combat de tous les instants pour garder une réputation vierge de la moindre tache. Un seul faux pas, et les loups me précipiteront dans l'abîme – cela, vous le savez aussi bien que moi, conclus-je, la gorge serrée et le regard dur.

Deborah, ne sachant plus où se mettre, marmotta des excuses rapidement interrompues par l'intervention d'Olivia, qui affichait un sourire narquois :

– Mesdemoiselles, vous allez pouvoir vous réconcilier : Lady Cobb part à l'assaut du comte de Richbury et s'apprête à jeter la pauvre Emily dans la mêlée ! Regardez...

De fait, en haut du parvis de Saint-Pierre que d'éparses gouttes de pluie commençaient à marbrer, Lord William Hawke échangeait avec Sir Purchas et un lord local. Une gesticulante Lady Arabella s'imposa dans leur cercle. Elle se mit à présenter sa fille comme elle aurait fait parader une pouliche au marché aux chevaux, attirant les chuchotements désapprobateurs des autres mères qui sortaient de la messe. Je haussais les épaules pour manifester une indifférence, que je voulais superbe, à la saynète qui se déroulait devant nous, refoulant au fond de moi l'agacement qui avait pourtant pincé ma poitrine.

Le Vent dans les bruyèresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant