Chapitre 26 : Tu sais jouer aux échecs ?

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Ce soir-là, encore, elles se retrouvèrent maladroites devant la porte de chambre de Magda. Il semblerait que tous leurs rendez-vous les menaient inévitablement ici, à ce moment précis où ni l'une ni l'autre ne savait quoi faire. Et exactement comme la veille, elles s'étaient bouffées des yeux une seconde, n'osant pas, parce que finalement elles n'osaient jamais. Le courage leur avait fait défaut, parce qu'il leur était encore si difficile de se fondre en l'autre, habitude qu'elles avaient perdu depuis longtemps ou qu'elles n'avaient même jamais prise. Dans la sérénité de quelque chose qu'elle avait déjà fait, Del Vecchio avait réitéré les mêmes gestes. Elle s'était hissée sur la pointe des pieds et avait tendrement embrassé la joue de sa gouvernante, laissant une marque rouge sur la peau blanche que cette fois-ci, elle n'avait pas tenté d'effacer. Puis elle s'était retournée, et Magda avait soupiré de frustration en regardant son dos.

Combien de temps cette situation allait-elle durer ? Combien de temps continuerait-elle à se jouer ainsi d'elle ? Et pourtant, elle ne se croyait pas elle-même. Quelque chose, comme une intuition, sans doute aveuglée par les sentiments qu'elle lui portait, lui intimait que la dame ne la prenait pas pour une idiote, comme si elle savait seulement qu'elle aimait prendre son temps. Comme si elle ne voulait pas se risquer à brûler les étapes alors qu'elles se tournaient autour depuis maintenant quelques mois. Magda s'en étonnait encore. Elle n'avait pas l'impression d'être le genre de femme pour qui on prenait du temps, du moins jamais personne ne s'en était donné la peine. Del Vecchio agissait-elle ainsi par crainte, ou par élégance ? Elle aimait à croire que la seule raison était parce qu'elle comptait un tant soit peu pour elle. Madame Del Vecchio dans toute sa galanterie, ça lui plaisait bien plus qu'elle ne voulait l'admettre. Ainsi, même si le fait que tout soit si lent entre elles la frustrait, elle y voyait quand même quelques bons côtés. Une attente, certes insupportable, mais d'une dimension tout à fait délicieuse.

Alors, elle ne bronchait pas, acceptait toujours le même stratagème sans discuter. Elle se calait sur son rythme, parce que malgré quelques allusions parfois un peu lubriques, c'est ce qu'elle avait toujours fait. Répondre aux désirs de la dame. C'était ça le problème avec les sentiments, ça rendait complètement con. Parce que, oui, véritablement, elle s'était sentie con en refermant sa porte de chambre pour y finir seule encore une fois ce soir-là. Cette solitude était presque nouvelle d'une certaine manière. Alors non, elle ne s'était jamais éprise de quelqu'un comme elle l'était de Giulia, mais avant cela, elle avait tout de même la présence d'esprit, le luxe de partager son lit avec une âme vagabonde qui se prêtait à s'occuper de la sienne le temps d'une nuit. Et depuis Giulia, rien, personne, seulement des draps froids qu'elle réchauffait vaguement avec le souvenir d'un sourire de la belle dame. Elle se trouvait d'une stupidité effroyable. C'était si triste qu'elle aurait pu en rire. Parce que c'était bien ça, elle en était bel et bien arrivée là. Se retrouver à ressembler à une camée qui rêvait de cocaïne et qui n'aurait droit qu'à un malheureux pétard à la sauvette, consumé en deux trois lattes au coin d'une ruelle sombre. Mais c'était justement là l'injustice ! On lui interdisait ce putain de pétard ! Alors, elle attendait, et elle attendait encore, et son coeur ne se lassait même pas d'attendre parce qu'il savait pourquoi, pour qui il battait au rythme, et elle en était désespérée, que Giulia imposait.

***

Mercredi. 8h30. Giulia Del Vecchio avait décidé de travailler de son appartement fraîchement décoré. Miss Volkov, sans doute grâce à une sensibilité exacerbée, était contre toute attente parvenue à redonner vie à ce lieu dont elle n'avait plus fait attention depuis des années. Il est vrai qu'il était à présent plus accueillant et la dame s'était dit qu'il plairait à sa fille et ça ferait une raison de plus à ajouter à sa liste de "pourquoi ma gouvernante est parfaite". Del Vecchio soupçonnait effectivement Alessandra de dresser mentalement une liste de ce genre depuis qu'elle connaissait la jeune Russe. Il lui était encore parfois surprenant de voir à quel point elles s'étaient liées toutes les deux alors qu'elles s'étaient seulement rencontrées dans un bar. Et d'un autre côté, Magda était si douce et bienveillante à l'égard d'Alessandra qu'elle n'aurait pu rêver meilleure gouvernante.

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