Passion des Océans

Déshonneur

     Il se faisait très tard et sur le Hellwater le silence était retombé depuis peu. Tout l'équipage avait rejoint le sommeil dans un concert de ronflements chargés de liqueurs et d'autres breuvages charmeurs, Chrissy ne coupant pas à la fatigue assommante qui l'avait faite tomber parmi les draps du Capitaine qui s'était déjà trouvé là avant elle. Elle dormait profondément, dos contre le buste de Eddie et protégée de ses puissants bras enroulés autour d'elle, mais lui n'avait encore pas fermé l'œil de la nuit. Et pire que tout, une cruelle soif lui asséchait la gorge au point de bloquer sa déglutition.
     Alors lentement et sans bousculer sa douce, il s'échappa de son lit et remit ses bottes ainsi que sa ceinture, attrapant sa bouteille de rhum posée sur le bureau pour finalement se relâcher de tout son poids sur la chaise à côté. Dans un bruit fort plaisant il déboucha la bouteille, puis il commença à boire directement au goulot comme il en avait prit l'habitude depuis presque cinq ans. Cinq ans passés en tant qu'ivrogne, en tant que magouillard, en tant que pirate. Cinq ans qui lui avaient été arrachées des mains par ses bourreaux et qui l'avaient conduit ici, à ce moment précis, à noyer ses démons dans la liqueur ambrée. Le Capitaine fronça le nez, gêné par ses propres pensées. Il avait besoin de prendre l'air un instant pour s'aérer la tête.
     Eddie abandonna Chrissy à son sommeil, quittant la cabine dans le but de rejoindre l'un des rebords du bateau et y grimper pour s'asseoir de l'autre côté avec les jambes pendant dans le  vide. Il inspira profondément, tapissant ses narines de l'odeur iodée de l'océan, puis il recommença à massacrer son gosier sous une cascade d'alcool brûlant. Sa tête commençait à tourner, mais pourtant le jeune homme n'arrivait toujours pas à oublier ce qui le contrariait. Jason était sur son bateau, et il vivait. Cette personne qui avait prit tant de plaisir à le faire souffrir, et qui aurait jubilé de sa mort s'il était parvenu à pendre le Capitaine comme l'indiquait son plan.
     Cunningham avait réussi à le dresser comme un bon toutou pour lui faire obéir à ses moindres ordres sans discuter. Il était devenu un pion, un outil pour le Duc, et il avait su tenir son rôle à la perfection. Est-ce que lui-même, oh Grand Capitaine Eddie Freak, en aurait fait de même si il avait été à sa place? Serait-il devenu un pion lui aussi? Aurait-il également fait souffrir d'autres personnes de la volonté de son beau-père? Impossible de le savoir puisque sa vie lui avait été retirée et donnée à quelqu'un de plus méritant.
     Ignorant ce qui l'animait, Eddie se leva de sa place et descendit les marches en titubant, se retenant à la rembarde pour ne pas tomber sur son passage. Il traversa le pont avec quelques tanguées jusqu'à l'entrée de la cale, puis il y descendit en faisant le moins de bruit possible. De toutes façons, les ronflements valaient le bruit de huit canons et couvraient facilement les craquements du bois sous ses pas qui le menèrent jusqu'à l'endroit où Jason avait été abandonné, attaché à un tonneau dans un coin du bateau, assis sur le sol et laissé sans défenses. Le Marquis dormait, ce qui agaça davantage le Capitaine qui se demandait comment est-ce qu'il pouvait réussir à fermer l'œil sans être prit de terribles cauchemars dus aux remords.
     Eddie s'accroupit face à son prisonnier pour se mettre à hauteur, posant sa bouteille de côté. Le claquement du fond en verre contre le sol fît sursauter le blond qui ouvrit les yeux, tombant immédiatement sur le pirate qui le fixait sans rien dire. Sur le coup, Jason fût trop pétrifié pour oser dire quoi que ce soit. Mais après de longues et gênantes secondes sans un mot, il osa finalement rompre le silence.

     - Qu'est-ce que tu me veux Freak..? Oh mon Dieu tu sens l'alcool à pleins nez..
     - Edward. Freak, c'est pour ceux qui ne savent pas qui suis. Mais toi tu sais n'est-ce pas?
     - Je ne sais pas grand chose sur toi. Juste ton nom. Et aussi que Phillip est probablement responsable de ce qui t'arrive.
     - Oh, probablement. Et il m'arrive quoi d'après toi?
     - Je.. Je ne sais pas.. Ca a l'air de dépasser l'imaginable. Je n'ai aucune idée de ce que tu as pu vivre. 
     - Ah oui? Aucune? Tu es sûr? Parce que c'est toi qui a hérité de ma vie, Jason.
     - Comment ça?
     - J'ai disparu pour que tu reprennes mon rôle, c'est simple. Ta vie, ça aurait dû être la mienne. Mon titre. Mon Manoir. Ma femme. Ma vie.
     - Mais pourquoi on t'en a empêché?
     - Tu étais plus riche sans doute. Ou plus docile. Enfin peu importe. Je n'ai jamais vraiment su ce qui avait déplu à Cunningham dans notre famille. Mais on était dangereux pour ses plans et il valait mieux qu'on disparaisse. D'abord mon père, qui est mort de façon mystérieuse, puis moi ensuite. Il était essentiel qu'on n'existe plus pour que tu puisses faire ton entrée.
     - Je n'en savais rien.. Je suis désolé.
     - Désolé? Désolé !? Nooooon non toi tu n'es pas désolé.. Tu ne pourras jamais t'excuser assez pour tout ça. Pour ces choses que j'ai vécu et qui resteront gravées dans ma peau à jamais. Tu veux voir? Hein? Je vais te montrer ce que tu m'as fais Jason.