Manger les preuves

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― Eden ! J'espère pour toi que les kit-kat que tu es en train de bouffer ne sont pas les miens !

Je sursaute, pris sur le fait par mon colocataire et meilleur ami Noël. Je secoue la tête en engloutissant la dernière barre de peur qu'il ne s'approche et me l'arrache des mains. J'ai la bouche tellement pleine que j'ai du mal à mastiquer, je ne serais même pas étonné si j'ai l'air d'un hamster avec mes joues rondes. Je suis prêt à m'étouffer, j'ai un mal fou à mâcher avant d'avaler, mais je ne laisserais pas Noël avoir les preuves que je mange bel et bien ses kit-kat. Non pas que j'en raffole, mais j'avais besoin de chocolat, de sucre, d'un peu tout ce qui me tombait sous la main en réalité, tant que ça se mange. C'est toujours comme ça après une de mes déceptions amoureuse —l'énième cette année—, je ne les compte même plus maintenant.

C'est à chaque fois la même chose. Je pense avoir rencontré l'homme parfait, celui avec qui, enfin, je vais pouvoir me poser et passer le reste de ma vie. Tout se passe toujours parfaitement bien au début. Je fais des connaissances sur les sites de rencontres, comme presque tous les célibataires de nos jours. Quand je réussis à éviter les pervers narcissiques qui ne souhaitent que m'envoyer des photos de leur queue ou trouver un plan d'un soir, je tombe enfin sur une perle rare, du moins c'est ce qu'il me semble toujours au début. On parle pendant des heures, puis des jours, on se trouve des tas de points en communs, on commence même à se faire des projets dans un futur proche, une sortie, un restau, un ciné.

Mais voilà. Après deux ou trois jours parfaits tout dérape. Les messages diminuent, les réponses se font plus courtes, les excuses s'enchaînent. Et ça arrive : je me fais soudainement ghoster ! Je n'ai d'un coup plus aucune nouvelle, plus de réponses à mes messages, plus rien. Alors je n'insiste jamais et commence la phase de déprime dans laquelle je me trouve aujourd'hui.

Je commence sérieusement à penser que quelque chose cloche chez moi. Qu'il doit y avoir une raison pour laquelle aucun homme n'a envie de partager ma vie, qu'il y a un truc qui les fait fuir, ne leur donne pas envie de se donner la peine de me connaitre davantage. Ce petit truc qui cloche et qui j'ai l'impression me fera peut-être passer le reste de ma vie seul, à courir après un amour qui n'existe pas vraiment. Du moins pas pour moi...

― Tu t'es encore fait larguer, c'est ça ?

La délicatesse de mon meilleur ami me sort un instant de mes pensées.

― On peut difficilement appeler ça se faire larguer puisqu'on ne sortait pas ensemble !

― Même si tu en crevais d'envie.

― Ta gueule.

― Quoi ? C'est la vérité, non ?

― Peut-être..., mais ce n'est pas une raison pour remuer le couteau.

― Je n'aurais rien à remuer si tu essayais de te trouver un mec à l'extérieur plutôt que sur des sites débiles.

Noël vient se laisser tomber sur le canapé près de moi et soupire. Il attrape les papiers vides qui trainent à côté de moi et me lance un regard meurtrier. Ça valait bien la peine de risquer de s'étouffer pour cacher ce que je mangeais, si c'est pour avoir laissé des preuves encore plus flagrantes à portée de main. Je l'ignore et fuis son regard.

— Tu vas me racheter un paquet.

Je hoche la tête, évitant de lui dire que j'ai également englouti ses oreos, j'ajouterais un paquet pendant les courses. Noël reste silencieux un instant, puis prend son téléphone. Je l'imite en espérant y trouver un message de l'homme avec qui je parlais depuis presque une semaine, des nouvelles de lui ne serait-ce que minime qui me prouverait que j'ai encore dramatisé trop vite. Je soupire en voyant que je n'ai rien. Je sens le regard de mon ami sur moi et me tourne vers lui.

— Il a peut-être eu un accident ? Il souffre peut-être d'une commotion cérébrale qui l'aurait fait m'oublier, ou il a dû se rendre dans un pays lointain pour rendre visite à un membre de sa famille mourant ? Je devrais sûrement lui envoyer un messa...

Mon téléphone m'est arraché des mains avant même que je ne finisse ma phrase.

— Hé !

J'essaie de le récupérer, mais Noël le tien éloigné et se lève. Il le met dans sa poche arrière et me regarde avec son air « vas-y essaie de venir le chercher pour voir ». Il a beau être aussi gay que moi, je n'approcherai pas mes mains de son cul ! Il me fixe un instant et sourit quand il comprend que je ne tenterai rien.

— On va sortir.

Il croise les bras sur son torse en annonçant ça totalement déterminé. Je le fixe lui, puis mes habits. Mon vieux bas de pyjama censé être un jogging de sport, mais qui n'a jamais vu le moindre appareil de muscu et encore moins une salle et mon t-shirt qui doit avoir plus de dix ans, distendu et troué à plusieurs endroits.

— Ouais. Non. Ça ne va pas être possible.

Noël fronce les sourcils et pose les poings sur ses hanches, quand il ouvre la bouche je sais déjà que je ne vais pas avoir le choix que de lever mon cul du canapé.

— Eden Jean Louis Pascal ! Tu vas bouger ton gros derrière rempli de mes KitKat et tu vas aller t'habiller décemment pour sortir avec moi dans le monde civilisé. Tu vas oublier tes applis de merde et tu vas faire des rencontres comme les gens normaux.

— Ce n'est même pas mon nom.

— Je m'en fiche, tes parents n'avaient qu'à t'en donner plus. Comment je peux t'engueuler en ne t'appelant qu'Eden ? Déprimant !

— Tu pourrais ne pas m'engueuler, ça réglerait plutôt bien le problème je trouve.

Il a l'air de réfléchir un instant avant de secouer la tête. D'un geste de la main il m'ordonne de me lever, je le fais à contrecœur, car je sais que je ne gagnerais pas, je ne gagne jamais contre lui. Je me dirige donc vers la salle de bain, une bonne douche est plus que nécessaire, je peux à peine fermer la porte que mon chat entre.

Je jure que cette bête doit profiter de mes douches pour se faire son propre sauna. Il reste toujours assis sans bouger, ou parfois à faire sa toilette, les chats sont censés détester l'eau ? Clairement pas celui que j'ai trouvé, salement amoché, dans la rue un soir en rentrant du travail. Va savoir quelle vie il a vécu avant de se retrouver avec moi, mais Popol, de son vrai nom Appolyon — Popol c'est quand même plus fun— selon le collier que j'ai retrouvé près de lui ce soir-là, est un chat étrange. J'ai cherché pendant plusieurs semaines s'il avait un maître quelque part qui le cherchait, je l'ai emmené chez le véto pour le soigner et voir s'il était pucé, mis et regardé des annonces sur internet, mais sans succès. Noël et moi avons donc décidé de le garder avec nous. Son collier, qu'il refuse de mettre, est oublié quelque part dans un de mes tiroirs. Popol refuse de sortir de la maison, peu importe le temps il reste à l'intérieur, alors je ne sais vraiment pas ce qu'il a vécu à l'extérieur, mais je sais que ça l'a traumatisé.

Il me suit d'ailleurs dans ma chambre quand j'en ai terminé dans la salle de bain, s'installe confortablement sur mon lit et s'endort pendant que je m'habille.

— Espèce de feignant, moi aussi je voulais rester ici aujourd'hui !

Mon chat ouvre les yeux et me fixe, comme s'il comprenait ce que je viens de lui dire, comme d'habitude. Je suis même sûr qu'il sourit, mais Noël m'a déjà traité de fou quand je lui en ai parlé alors je fais comme-ci de rien était.

— Ne pisse pas sur mon lit cette fois !

Je lance un dernier avertissement avant de sortir, il miaule derrière moi, je ne me retourne pas, je pourrais avoir une sérieuse conversation avec lui si je le fais.

— Tu as mis autant de temps pour si peu d'effort ?

Mon ami a le droit à un joli doigt remonté dans sa direction comme guise de réponse. Il rit et se dirige vers la porte sans insister, je lui demande si je peux récupérer mon téléphone, mais c'est peine perdue. Apparemment je n'y aurais plus le droit tant que je n'ai pas oublié ce mec. Je risque de ne pas le revoir avant quelques jours.

Croix de bois, croix de fer...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant