À partir d'un rien - Alcaïd Halstead

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Au début, il n'y avait rien eu.

Rien du moins qui ne lui appartînt ou qu'il eût réellement vécu. Ses premiers instants n'avaient guère été qu'une boucle sans début ni fin, qu'il avait traversée sans en retirer un quelconque embarras. Tout s'était déroulé au fil d'une histoire mille fois narrée entre les murs qui l'avaient vu naître et le gardaient captif depuis l'aube de son existence. Elle s'était répétée à l'identique jusque dans les moindres détails chaque fois qu'elle avait été contée, traversant les mêmes hauts et les mêmes bas pour s'achever inévitablement sur une conclusion qui ne manquait jamais d'arracher quelques larmes aux spectateurs les plus sentimentaux.

Lui n'était rien de plus qu'un aspect du mouvement parfaitement huilé de l'œuvre d'art. Il n'y était qu'un pantin immatériel et incorporel qui ne vivait qu'au gré d'un mécanisme qui ne variait jamais d'un iota. C'était tiraillé par des fils invisibles qu'il virevoltait et valsait d'un bout à l'autre de l'édifice sans jamais déroger à cette chorégraphie écrite à sa mesure. Chacun de ses pas était porteur d'un sens bien plus profond qui valait mille mots. Ils étaient le reflet éloquent de la vie du créateur, tout comme le danseur fantoche était celui de son fils disparu dans les flammes.

Aussi ne possédait-il rien d'autre que les valses et les pavanes à travers lesquelles il incarnait une histoire qui n'était pas la sienne. Ainsi ses jours se poursuivraient-ils encore des décennies avant que la ruine ne vînt s'emparer du monument.

Cette figure sans corps et sans âme n'avait cure d'un miracle. Ce serait pourtant bien lui qui en bénéficierait là où tant de prières désespérées resteraient éternellement inassouvies. Les cordons qui le liaient à l'œuvre d'art furent tranchés d'un coup sec sans que jamais quiconque ne fût en mesure d'expliquer comment et pourquoi.

Et à compter de ce jour, Alcaïd Collodi Halstead cessa d'être rien.

En l'instant où sa nouvelle enveloppe charnelle se matérialisait dans les eaux crasseuses des bains publics, nul ne pouvait prédire ce qu'il adviendrait de ce jeune homme encore vierge d'esprit. Bien des heurs et malheurs risquaient de se produire dans les tumultes de l'univers brisé qui l'avait absorbé en son sein. Une seule chose était certaine à l'heure où tout n'était pour lui qu'un amas de brume indiscernable.

Peu importe la tournure que prendrait sa propre histoire, Alcaïd serait assurément la plus belle chose au monde. Il serait un être vivant et rien ne saurait jamais lui retirer cette chance inespérée. Quand bien même la mort viendrait irrévocablement l'emporter avec elle, elle ne pourrait jamais lui ravir la certitude d'avoir été. Ces considérations semblaient cependant bien lointaines quand sa vie ne faisait que commencer.

D'un rien impersonnel il était passé à un tout voilé de mystère et gorgé de potentiel.

L'onde dans laquelle il reposait vibra légèrement au rythme d'un autre corps que le sien. Ce fut comme un signal qui l'appela hors de son état amorphe. Alors que ses yeux d'absinthe s'ouvraient enfin pour s'ancrer vers le plafond, Alcaïd prit sa toute première respiration.


Les mots d'autres visagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant