Le navire était drapé tout entier d'une luxuriante pelisse d'albâtre, aussi immaculée que l'âme du boufton nouveau-né. La saison hivernale était arrivée en grande pompe après avoir longuement attendu son heure, ne se manifestant qu'à sa fantaisie par des températures frigorifiques, parfois accompagnées d'averses ou de bourrasques à décorner le dieu Osamodas en personne. S'agissait-il du mois de descendre, fief âprement défendu du Patojeur ? Il était fort singulier qu'une telle féerie pût aller de pair avec le plus cruel et inqualifiable des shushus. Or, toute glacée qu'elle fût, la neige qui redéfinissait le paysage devenu tristement familier avait la qualité mirifique de réchauffer des cœurs maintes fois malmenés.
Voilà longtemps que la peuplade créchant à bord de l'embarcation avait été déracinée sans le moindre souci de délicatesse. Leurs cieux éclatants d'un azur empli de promesses à accomplir s'étaient vus étouffés par l'anthracite sépulcral d'un agglomérat de cumulonimbus prêts à éclater dans un orage tyrannique. L'horizon obscurci ne laissait plus filtrer que de faméliques rais de lumière, que seuls des regards avisés auraient su repérer et saisir avant qu'ils ne s'enfuissent. Des mains palpitantes se levaient quelquefois dans l'espérance souvent déçue de ne fût-ce que les effleurer, se laisser pénétrer pour un instant dérisoire de leur chaleur bienfaisante. Néanmoins, l'aube de cette journée nivéenne avait valeureusement pourfendu le dru barrage d'un éclat éblouissant à faire crier grâce à leurs yeux accoutumés aux ténèbres.
Alors même qu'ils venait de quitter les bras d'Eiwech, tantôt échappatoire enchanteresse et tantôt plus cinglants que l'acerbe réalité, deux hôtes s'étaient sentis bénis de ce chatoiement salvateur. Attirés hors de leurs couches par la délicieuse assurance d'un trésor opalin au dehors, ils se rendirent fort gaillardement sur le pont du vaisseau. Bien qu'ils fussent natifs de provinces infiniment distantes l'une de l'autre, leurs destinées avaient été enchaînées à ce bagne mortifère. Devenus compagnons d'infortune, ils avaient ourdi une solide liaison qu'ils brandissaient face à l'adversité comme une lame et un écu tout à la fois. Les deux acolytes constituaient une paire aussi disparate qu'indiscutable. L'une était une brave soldate, encore jeune damoiselle et toute fraîche adulte. L'autre était un chevalier dans la force de l'âge que quelque hardi qualifiait parfois de vieillard.
La soldate et le chevalier s'insinuèrent jusqu'au cœur de l'ineffable atmosphère qu'avait instauré l'hiver par son don charitable. Le tableau était d'une telle magnificence que même les esprits les plus endurcis et les plus incroyants ne pouvaient qu'en être émus aux larmes. Nul n'aurait jamais osé nier le caractère sacré et séraphique de la scène, qu'il convenait d'accueillir avec un recueillement religieux. Une âme captive du navire se livrait d'ores et déjà à la découverte de la splendeur hiémale. Dans toute sa candeur, et toute son ignorance du frimas, l'enfant qu'il était croyait assister à l'apocalypse, prenant la pluie de flocons pour évidence que le ciel lui tombait sur la tête. Les deux fiers combattants se firent un devoir de lui enseigner qu'il n'encourrait aucun véritable péril et pouvait s'émerveiller de cette révélation. Afin de lui attester des bienfaits de la neige, le chevalier en saisit une pleine poignée entre ses mains, la façonnant de telle sorte à lui conférer une forme plus harmonieuse.
Les alentours étaient une page vierge n'attendant que d'être comblée par la main déliée d'un artiste. Au lieu d'un outrage révoltant à l'œuvre de la nature, il s'agissait d'une sublimation de sa beauté encore brute, comme un lapidaire le ferait d'une gemme récemment extraite. Ce fut tout transi de respect pour le monde que le chevalier commença son ouvrage. Entre ses doigts assidus, la neige semblait aussi malléable que la terre glaise, adoptant les moindres aspects d'une silhouette animalière au gré de ses va-et-vient. Il fallut sculpter pendant un temps pour qu'un dragon de glace criant d'authenticité parût sous les regards ébaubis de la soldate et de l'enfant. Ce dernier exultait à la possibilité de se livrer au même procédé que son aîné, se pressant de se conformer à son exemple. Hélas, sa résolution florissante se heurta au pis obstacle qui pût narguer l'or blanc, en la présence de flammes incantées par ses propres soins. Ne voulant renoncer à leur flamboiement, aussi favorable à son corps gourd et gracile que fatal à la neige qu'il souhaitait polir, il perdit toute volonté de poursuivre sa besogne.
La soldate dépêcha son ami de rendre à l'éminence de névé le dragon qui lui appartenait. La création était vouée à une existence périssable et le toucher de l'épiderme du chevalier ne ferait que précipiter sa chute. Opinant à cette mise en garde salutaire, il lui affecta une nouvelle demeure parmi l'abondance polaire. Le chevalier fut exalté du même attendrissement tout paternel que si l'être eût été de chair et de sang et qu'il se fût agi de son engeance. Sa contemplation l'absorbait au point qu'il ne vît pas les intentions fratricides de sa néanmoins loyale acolyte. La susnommée fomentait cependant une rouerie digne du plus roublard des Srams. L'inadvertance du chevalier le laissait à découvert face aux assauts de quiconque aurait la traîtrise d'en profiter. Ce fut le cas de la soldate, qui voulut le surprendre au moyen d'un projectile du même élément qui les ravissait tant.
Ce premier tir, qui ne devait être le dernier de la belligérance à venir, fila bien loin de celui auquel il était destiné. Arraché à son observation minutieuse, le chevalier fit volte-face à brûle-pourpoint vers l'agitatrice à l'instigation de cette attaque. L'enfant clama son innocence dès que les prunelles aiguisées de l'homme furent à portée de sa vision. La fautive, elle, se divertissait de dénier son acte avec une gausserie effrontée. Elle n'escomptait pas refréner ses ardeurs, fussent-elles dévorantes à faire se liquéfier la neige. Présageant que l'outrecuidante ne cesserait pas sur un coup de semonce, le chevalier se nantit d'une arme équivalente à celle de son opposante. Bien lui prit d'être précautionneux, car un deuxième boulet lui fut catapulté presque dans la foulée. Il le percuta vigoureusement sans parvenir à le faire chanceler nonobstant son impétuosité. Passé le choc de cet affront, le chevalier brandit son bras gréé en guise de représailles, et retourna l'impertinence de son antagoniste.
La soldate n'eut pas la nécessité de parer ou d'éluder la contre-offensive. Par une fort regrettable erreur de la part du défenseur, la boule de neige s'était envolée à des lieues de sa cible, qui ne s'en esclaffa que davantage. Elle abreuva le doyen de brocards fallacieux scandant à qui voulait l'entendre sa prétendue vieillesse. La vaine provocation eut pour unique résultante d'emplir le chevalier d'une détermination aussi flambante que le soleil qui leur manquait si souvent ici-bas. Il le jurait au nom de sa lignée et de son ordre : il démontrerait à toute la populace de quelles prouesses était capable un homme mûr dans la force de l'âge ! Un autre tir fondit sur lui alors qu'il venait juste de prononcer ce serment, mais il sut l'esquiver avec la grâce et la célérité d'un bateleur. Se flattant de cette réussite, et tout transporté d'un aplomb plus vivace que jamais, il se hâta de battre en brèche.
Soldate et chevalier livrèrent bataille durant ce qui parut une éternité, le temps suspendu pour accueillir le plus illustre duel qui eût confronté deux compères. Les instants qui suivirent se profilaient toutefois comme indignes d'être narrés, pour le simple motif qu'aucun haut fait n'advint et que les adversaires furent pris d'une gaucherie qui sied bien mal à une épopée. Nul coup ne fut plus porté jusqu'à ce que la soldate ne retrouvât de sa superbe. Son tir fendit l'air et l'espace avec la fulgurance d'un éclair. Il eût été ardu pour le chevalier de se dérober d'une frappe aussi habile : elle le laissa hébété sous le rire triomphal de la plus jeune. Reprenant ses esprits, il n'en fut que plus décidé à laver son honneur dans les travaux guerriers.
Guidé par cette certitude aussi sûrement que par une étoile polaire, bien à propos en ce jour de grand froid, il renvoya à sa détractrice les heurts qu'elle lui avait causés. Désormais sur un pied d'égalité, ils n'étaient plus qu'à un ultime horion de départager lequel d'entre eux était le plus méritant. Leur joute atteignait son acmé et son faîte, chacun se surpassant sans devancer l'autre. Une boule de neige s'abattit soudain sur le crâne du chevalier, signant la fin des hostilités et la victoire de la soldate. S'il se sentait quelque peu déconfit, le plus âgé fit preuve d'humilité face à ce terrible revers. Les tirs de la vainqueresse avaient la diligence des flèches d'un disciple de Crâ ; lui n'était guère rompu à la fuite et assez peu aux longues distances.
Une nuit d'encre avait englouti le pont blanchi de neige et le panorama subjuguant qui s'était offert à leurs yeux. L'heure n'était plus au conflit, moins encore à l'extase et aux grandes expressions artistiques. La soldate soldate et le chevalier se pardonnèrent leurs inimitiés respectives et décrétèrent d'un commun accord de regagner leurs quartiers. Ce fut avec une humeur plus quiète qu'ils abandonnèrent derrière eux la douce lactescence de cet hiver naissant.
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Les mots d'autres visages
AléatoireIci se mêlent la plume et le regard de personnages tous plus distincts les uns que les autres. Leur point commun ? Avoir tous été incarnés dans un RP pour une durée plus ou moins longue. Qu'ils soient de nobles âmes, des fauteurs de troubles ou enco...