Chapitre 8 - Les souvenirs dont on ne veut pas se souvenir

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« Le souvenir, c'est la présence dans l'absence, c'est la parole dans le silence, c'est le retour sans fin d'un bonheur passé auquel le cœur donne l'immortalité. » Lacordaire

« Ou bien c'est un cauchemar qui ne cesse de se répéter et qu'on préférerait oublier à tout jamais. » Benedict Kuran.

Surprise par l'arrivée impromptue du roi et de Kristian Ash dans les cuisines, Natacha Kuran manqua de renverser le plat de Chaud-doré qu'elle tenait. L'une des précieuses viennoiseries tant appréciées de Glaynor tomba au sol, mais elle réussit à maintenir les autres dans la grande assiette de présentation, avant de la poser sur la table à proximité.

— Votre Grâce, fit-elle en exécutant une courbette.

— Ce ne sera pas nécessaire, Natacha.

Le malaise que ressentait Edmond Haut-Argent pouvait presque se palper. De la sueur perlait à son front, ses mains devenaient moites à chaque seconde qui passait et il n'avait qu'une envie : quitter cette pièce sans demander un seul service. Mais, en tant que roi, il avait des devoirs et des responsabilités. Edmond ne comptait pas s'enfuir devant les difficultés, aussi il chercha Benedict du regard, car des deux Kuran, il était celui qu'il fallait convaincre. Natacha dirait oui sans hésiter, elle était prête à tout pour le roi, la couronne, Glaynor et Saphyria. Ce n'était pas pour rien qu'elle s'était jadis engagée dans les forces militaires pour défendre leur monde : le patriotisme dont elle faisait preuve en aurait ébahi plus d'un.

— Benedict est là ?

— Il est parti chercher de la farine dans la réserve, Votre Grâce.

La bouche sèche, Edmond hocha la tête. Il ne comptait pas demander quoi que ce soit en l'absence du mari de Natacha. Elle n'oserait pas dire oui à la place de Benedict, car elle n'avait pas son pouvoir et ne pouvait pas plonger dans les souvenirs des autres comme lui, mais elle l'influencerait si elle savait que l'avenir du royaume était en jeu.

Devait-il le faire ? Devait-il lui parler et mettre toutes les chances de son côté ? Il éprouvait de la réticence à manipuler ainsi la situation. Rompre sa parole était une chose, mais le faire de cette manière... Non, il attendrait Benedict et ne dirait rien, ils tiendraient cette discussion d'homme à homme, et il ferait face au regard de déception que lui adresserait certainement le Kuran.

— Il ne devrait plus tarder, ajouta Natacha.

Elle se dandinait d'un pied sur l'autre face au roi et à son invité. Pas beaucoup plus à l'aise lui-même, Kristian Ash attrapa un Chaud-doré sur le plateau et croqua dedans. Les yeux fermés, il sentit le pouvoir de la pâtisserie faire remonter un souvenir heureux à la surface. Il revit le moment où il avait voulu apprendre à nager à Katleen, sa cadette. L'affaire ne s'était pas déroulée aussi bien qu'il aurait aimé : sa fille était comme un chat dans l'eau. Les cheveux hérissés, les muscles contractés, et même des cris qui ressemblaient à des miaulements stridents : elle avait tout du chaton apeuré. Alors après un énième essai, il l'avait prise dans ses bras et l'avait fait tournoyer autour de lui en la tenant par la taille. Ses larmes avaient séché presque aussitôt et son rire avait retenti, c'était un son si doux et si pur que Kristian fondait à chaque fois qu'il l'entendait.

« Tu m'as sauvée, Papa ! » avait-elle lancé.

On aurait dit que des étoiles brillaient dans ses yeux en cet instant, et que son père était un héros.

Kristian n'oublierait jamais ce moment, il comptait le chérir jusqu'à son dernier jour et il espérait bien se souvenir de chaque détail.

— Votre Altesse ? lança Benedict en entrant dans la pièce avec deux énormes sacs de farine, l'un sur le dos et l'autre sous le bras.

Le trône des magiciens - Préquel - L'éveil des ténèbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant