Chapitre 5 - Le diner des matrones

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Arkansza -

Enfin dehors à l'air libre. Je prends une grande bouffée d'un air marin, déjà occupé à lécher mes coupures. Les deux dernières heures, nous les avons passées à nous habiller pour la cérémonie du soir et surtout à déguster des blessures, contusions, foulures, brûlures, hématomes que nous a laissés cette journée. La tente des Typhons s'est muée en une sorte d'infirmerie embaumée par les vapeurs de camphre et un cocktail d'agitation et d'épuisement.

Les rivages Kragh les soirs de fête sont une véritable merveille. La façade de la grotte engloutie a été tatouée d'une grande fresque en plancton luminescent symbolisant notre Nouvelle lune. Le halo bleuté illumine les flots noirs qui, poussés par la marée, ont gonflé et recouvert une bonne partie de la bande de sable. Les échoppes reliées par un réseau de pontons sur pilotis flottent désormais et tanguent légèrement, bercées par la houle ronfleuse qui succède souvent à une tempête. Ce soir la fête se déroule aussi bien sur l'eau que sur le sable. Des braséros quadrillent le territoire par dizaines, allant jusqu'aux contreforts de la plage qui n'est submergée que rarement, lors des grandes marées. Les éclairages grimpent dans les recoins des falaises qui cernent notre enclave. Chaque Kragh brandit une torche qu'il dépose dans l'Etoile : grand cercle de feu qui brûlera jusqu'à l'aube. La bande de sable luit comme un long serpent de flammes. Ça grouille de lutteurs, de cuisiniers, de pêcheurs. Tous les clans, à l'exception des Squilles, vont et viennent entre les stands de nourriture, immenses tablées qui dégueulent de nourriture fumante. Chacun s'arrête au détour d'un cercle agité par un combat entre deux champions de familles rivales. Parmi les plus célèbres, on note la présence du clan des raies Manta venues des archipels au large. De grands alliés du roi Akuyandi et lutteurs redoutés. Ils échangent des informations sur les variations de courants, réchauffement des eaux, arrivages des grands bancs. Quelques crabes géants d'une même fratrie venus jouer les gros bras qui font claquer leurs pinces cramoisies pour défier tout ce qui leur tombe sous la main. Je déambule parée d'une cape pour éviter d'être vue trop tôt et profite un peu du spectacle.

Le clan des narvals venus des rivages nord fait bande à part comme chaque année et communiquent dans leur propre langage. A mi-distance de la bande sèche, ils se dressent dans les eaux noires comme de grands mégalithes éclairés par les reflets lunaires. De temps à autres, l'un d'entre eux ouvre et referme ses mâchoires pour gober une rasade de plancton. La manœuvre envoie une puissante vague qui s'écrase aux pieds des hommes poulpes qui comparent leurs mouvements guerriers dans la vase en compagnie des oursins interdits de tournois depuis déjà plusieurs années. Une gueulante est poussée sans réelle conviction. Plus loin les chopes de liqueurs se lèvent et dansent au gré des tambours, les mêmes qu'on utilise pour la guerre. Les danseurs éclaboussent les dunes de leurs ombres mouvantes distillées par les feux.

Selon la coutume Kragh, les jeunes lunes mangent avec les matrones, la veille de la dernière épreuve. N'y cherchez pas de symbolique particulière, la tradition est somme toute assez récente, quelques générations, pas plus. Elle fut instaurée par la force des choses en raison des morts « assez » fréquentes qui surviennent lors des chasses aux Mandricornes. Un adieu spéculatif est donc organisé par et pour les mères, déguisé en banquet à huis clos pour ne pas trop donner dans le mélodrame. Lorsque le repas sera terminé, nous irons rejoindre Akuyandi sur sa tablée flottante pour lever notre coupe à des hommages tournés vers les Astres, les Eléments, et autres traditions plus hiératiques.

J'avais imaginé une tambouille préparée à la va-vite, sous une tonnelle, servie sur des tables et des bancs sommaires, ambiance un peu cantine et maussade à la lueur de bougies, et puis des angoisses, des adieux, du doute, des promesses en l'air. C'est aussi pour ça que j'ai traîné les pieds pour rejoindre notre petite troupe. Quelques réprimandes de Slik accueillent mon manque de ponctualité :

[FR] Prélude | Noara : La Dernière LuneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant