Chapitre 6 - L'exemple

5 0 0
                                    

Arkansza -

J'émerge en fin d'après-midi d'une nuit arrosée plus que de raison. Amanaka est déjà debout. Chaknie et Rexes partagent silencieusement une grillade de poisson devant la tente. Slik est rentré à l'aube, s'est empêtré les pieds dans les casseroles, a bredouillé des jurons incompréhensibles et a sombré dans un sommeil sans rêve. Il empeste l'alcool et ronfle encore, vautré à côté de son lit de camp. Les chamans nous ont préparé un sac chacun, qu'ils ont bourré d'équipement de survie. Pas de provision, il faudra se débrouiller. Surtout des baumes pour les blessures et piqûres d'insectes à venir, de l'eau et du matériel pour bivouaquer ainsi que des cordes en tresses d'algues trempées dans la mélasse, quasi incassables, dont l'utilité est encore approximative mais certaine. En mettant le nez dehors, je réalise que ce bref interlude est terminé. Les choses sérieuses reprennent et c'est pour une cinquantaine de jours que nous allons partir d'un village que nous n'avons jamais quitté. Le temps est doux, un poil orageux, parfait en somme. Le calme avant une nouvelle tempête. Je m'étire et marche sur le sable de quelques pas et m'enfonce dans la fraîcheur des eaux anthracites pour me dégriser l'esprit. Amanaka est là lui aussi. La pierre d'affûtage crisse sur la lame de sa hallebarde royale qu'il aiguise méticuleusement depuis le rivage. Je m'assois à côté de lui pour sécher dans la brise tiède et lui lance :

- Comment tu sens cette chasse ?

- Au poil, on est plus fort que jamais à présent !

- Comment se porte Chaknie ?

- Encore abasourdie, elle a pleuré cette nuit mais je pense qu'elle n'en veut pas à Rexes pour avoir combattu son frère. Il n'a fait que respecter sa volonté en prenant sa place dans l'épreuve.

- Je suis du même avis, Boss

- Il va être temps d'y aller. Réveille les autres !

- Oui Boss.

- Et arrête de m'appeler Boss !

- Oui Boss.


Amanaka -

Nos terres ne sont en réalité protégées par aucune barrière, palissade ou haie de pieux ornés de têtes car nous avons beau être des combattants un peu rugueux, nous ne sommes pas des sauvages. Mais surtout : nous sommes craints. Sans compter qu'Adalar et Ansom se sont donné beaucoup de mal pour ériger des systèmes de frontières plus ou moins originaux, en fonction de l'hostilité qu'ils nous vouent. Ce qui est certain, c'est que notre territoire ne se limite pas à une bande de sable où pullulent les crabes à marée basse : nous disposons de bien plus de terres qui s'étalent sur des milliers d'encablures de jungle dans l'arrière-pays et c'est là-bas que nous nous dirigeons. De nombreuses patrouilles ont été envoyées dans les terres inexplorées. Quant à la garde de nos terres intérieures, elle se résume à quelques éclaireurs disposant d'un sens de l'écholocalisation hors pair, certains postés à des points stratégiques, d'autres, plus nombreux, sur la bande littorale pour une surveillance de proximité : selon mon père, un territoire trop étalé est plus périlleux à garder. Toutefois, je le soupçonne de tenter une démonstration pacifique, de force et de confiance en ses troupes, en dépêchant une garde restreinte le long de nos lignes frontalières. Une façon d'annoncer la couleur qui semble avoir fonctionné jusque-là. « On craint surtout ce qu'on ne voit pas », dit-il souvent.

La plupart des Kragh nous attendent dans le lieu qu'on pourrait qualifier de Porte Nord des rivages. Plus que des portes, il s'agit ici d'un sanctuaire vallonné par de gigantesques statues de sable, devenues éternelles grâce à un liant à base de sève. Nos divinités y ont été représentées avec un sens tout particulier du détail, à croire qu'elles ont été un jour réelles. Tortues, planètes, astres et autres constellations nous toisent de toute leur hauteur à mesure que nous avançons au milieu des palmiers et des pins millénaires. Les arbres forment un couloir dont les verts sont aussi changeants que les vents. Leurs feuilles pointues bruissent et les épines bleutées grondent violemment au-dessus de nos têtes, à mesure que le vent s'engouffre dans l'œsophage végétal déjà sombre, en raison de l'heure tardive à laquelle nous prenons la route. Le jour décline et la plupart des fêtards nous font leurs adieux. Mon père et le Haut-Chaman Djakpa sont là mais ne se posent pas en Maîtres de cérémonie. Ils nous laissent nager dans la foule, recevoir les acclamations, taper dans des mains. Tout le monde y met du sien sans pour autant franchir la ligne de la Porte Nord. Car c'est la voie que le Maelstrom emprunte seul pour devenir un guerrier Kragh.

[FR] Prélude | Noara : La Dernière LuneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant