Les journées étaient toutes les mêmes.
Il se levait tôt, très tôt, parce qu'il fallait qu'il traverse toute la ville en bus pour rejoindre le campus. Il passait la journée à la fac, quel que soit le nombre d'heures de cours qu'il avait dans la journée : en vivant aussi loin du campus, pas question de faire un rapide aller-retour chez lui pour se reposer ou travailler au calme. Chaque minute comptait dans son emploi du temps. Dès que les cours étaient finis, il se précipitait chez lui. Sa tante ne pouvait partir que lorsqu'il rentrait, et lui ne pouvait se coucher que lorsque sa mère avait fini se journée de travail à l'usine, tard dans la soirée. Cela lui importait peu : il devait travailler au moins tous les soirs jusqu'à minuit de toute façon.
Lorsqu'il arrivait, il procédait toujours de la même manière : une douche brûlante pour se réveiller, un café serré servi par son adorable tante qui pouvait enfin rentrer chez elle. Après, il étalait ses cours sur la table de la cuisine et allait s'assoir un moment près du lit médicalisé où se reposait son père, dans le salon. C'était la seule pièce assez grande pour recevoir tout le matériel dont l'homme avait besoin, et aussi la seule pièce qui disposait d'une télévision. Un accident à l'usine avait réduit celui qu'il admirait le plus au monde à une sorte de limace inerte et débilisée lorsqu'il était encore au collège, et depuis sa famille essayait de survivre avec le seul salaire de sa mère. Son père ne pouvait pas rester seul une minute, car la moindre défaillance dans la surveillance pouvait conduire à un accident. La mère d'Eliott avait donc choisi de travailler de nuit. Ainsi, Eliott veillait sur son père de la fin de sa journée de cours jusqu'au retour de sa mère vers minuit. Sa mère restait à veiller son père jusqu'à ce qu'il se lève, à six heures, et une heure plus tard alors qu'il partait pour l'université c'est sa tante qui venait veiller sur l'homme qui avait été son frère protecteur toute son enfance. Juste retour des choses, estimait cette dernière qui pourtant renonçait ainsi à un salaire dont son foyer aurait eu besoin aussi. Elle n'apportait qu'un complément en proposant ses services en repassage. Ainsi ce matin là c'est quatre énormes panières de linge qui trônaient dans le salon lorsqu'Eliott quitta la petite maison. Il avait passé un temps considérable à aider son père à faire sa toilette puis à se recoucher et avait failli rater son bus.
Il avait fait un signe de la main à sa tante qui lui demandait depuis le seuil s'il avait pris un petit déjeuner et fila en courant, le ventre creux. Il n'avait pas eu le temps de manger, et franchement, ça n'était pas grave. Cela ferait toujours une tranche de pain d'économisée. Et puis il n'avait jamais vraiment faim le matin.
« Eliott, tu fais chier ! T'es tout pâle, il est midi, tu viens bouffer ! s'exclama Jules en le trainant par le bras.
— Mmh mais j'ai pas faim j'te dis ! »
L'étudiant se laissa pourtant entrainer par son camarade. Trop fatigué pour lutter. On était lundi, il avait passé son weekend à bosser pour rendre son devoir à l'heure et la veille son père était tombé de son lit en essayant de se lever seul, il avait fallu faire venir le SAMU et aller aux Urgences. Il avait perdu des heures et les avait rattrapées en travaillant toute la nuit sans dormir. Et sans manger, donc. Mais ça, c'était plus habituel.
Et puis il n'avait pas vraiment de quoi se payer un sandwich, même sur le campus.
« Mec, j'ai découvert la meilleure boulangerie de la ville, et elle est à cinq minutes d'ici, donc tu bouges ton cul et tu viens. J'ai la dalle. »
Impossible d'argumenter avec ça, en effet. Lassé, Eliott suivit son camarade. Et puis oui, il faudrait peut-être qu'il grignote quelque chose. À la réflexion, il n'avait probablement pas mangé depuis encore plus longtemps que ça. Il oubliait souvent de se nourrir lorsqu'il travaillait, ou estimait que c'était une perte de temps. Un bout de pain, une pomme, un café et il tenait la journée.
La boulangerie ressemblait... eh bien, à n'importe quelle boulangerie. Rien ne la distinguait de celle deux rues plus loin, mais Jules écumait toutes celles de la ville à la recherche du meilleur sandwich alors on pouvait lui faire confiance lorsqu'il affirmait que celle-ci était la meilleure. Ce dernier en poussa d'ailleurs la porte d'un air enthousiaste, et Eliott entra à sa suite.
**
« Eliott ?
Une voix inconnue le tira de sa contemplation des viennoiseries. Il releva lentement les yeux. Un tablier marron tout enfariné. Un t-shirt blanc. Deux bras nus et musclés, une peau dorée, un visage à la mâchoire volontaire et au nez à l'arrête manifestement déjà cassée et resoudée, un regard bleu intense et un front haut surmonté de cheveux blonds et courts.
— Merde.
L'inconnu du mois dernier.
Eliott tourna les talons et sortit précipitamment de la boulangerie.
— Attends !
Il allait se mettre à courir mais une main ferme se resserra sur son poignet.
— Attends. S'il te plait.
Eliott secoua la tête. Il ne voulait pas rester, son cœur battait trop fort et ses oreilles bourdonnaient. L'inconnu relâcha son poignet, mais ce n'était que pour mieux saisir sa main entre les siennes. Et il se mit à parler à toute vitesse, comme s'il avait peur de voir le brun s'enfuir avant d'avoir fini sa phrase.
— Tu es parti si vite que je n'ai pas pu te dire que... te rassurer ou je sais pas, j'ai peur que tu aies l'impression que je t'ai... ilnesestrienpassétusais ?
— Mais tais toi ! siffla l'étudiant entre ses dents.
Derrière l'inconnu, Jules les regardait. Eliott battit des paupières. Il voulait chasser les points noirs qui dansaient devant ses yeux. Mais ses oreilles bourdonnaient de plus en plus fort et sa vision s'obscurcit totalement. Il n'eut que vaguement conscience des deux bras musclés qui le retenaient, l'empêchant de se fracasser le crâne sur l'asphalte. Puis plus rien.
**
— Bon dieu mais c'est pas possible d'être aussi con ! furent les mots qu'il entendit en premier quand il ouvrit les yeux. T'es en troisième année de médecine et t'es pas foutu de voir que tu fais une crise d'hypoglycémie ? Non, te lève pas tout de suite !
— Fous moi la paix, Jules. Et donne.
Eliott repoussa d'une main celle de son camarade qui voulait le forcer à rester en position latérale de sécurité tout en lui arrachant le morceau de sucre qu'il tenait entre ses doigts pour le fourrer sous sa langue. Son regard cherchait où se poser, en omettant si possible l'inconnu, qu'il percevait dans la périphérie de sa vision, accroupi près de lui. Assis, les genoux relevés et le front contre eux, il prit de grandes inspirations pour chasser la nausée qui menaçait encore. Une main hésitante se posa dans son dos et il sut immédiatement que ce n'était pas celle de Jules. Il se raidit et la main s'éloigna.
— Donne lui encore du sucre et s'il va mieux force le à manger, t'auras peut être plus de chance que moi.
Jules semblait sur le point de partir et la même vague de panique sembla submerger Eliott et l'inconnu en même temps. La voix de ce dernier s'éleva, incertaine :
— On se connait à peine, il a juste... on a bavardé ensemble dans un bar et il y a oublié son manteau, je voulais juste lui dire qu'il était aux objets trouvés de la boite et...
— Te fatigue pas, j'vous ai entendus. Panique pas Eliott bordel !
Jules avait repéré la tension brutale dans les épaules de son ami.
— J'suis pan, j'me fous bien de c'que tu fais de ton cul. Mais j'comprends totalement que tu l'ébruites pas à la fac, les mecs de la promo sont pas les plus fins de la Terre, expliqua-t-il. Il fit une pause puis ajouta : bon, j'me tire. Bouffe ton sucre, Eliott, et mange quelque chose de plus consistant. Appelle-moi si tu as besoin que je te passe des cours.
Une porte claqua. Eliott était seul avec l'inconnu.
**
Bon, je sais, j'avais dit "une histoire très courte". Mais vu comme c'est parti ça sera court genre 10/15 chapitres, pas 5 comme je pensais au début parce que ben... le cinquième est déjà écrit et on est pas duuuuu tout proche de la fin !
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Appartenir
Romanceappartenir : (bas latin appartinere, être attenant, de pertinere, se rapporter à) 1. Être la propriété de quelqu'un, son bien, soit de fait, soit de droit. 2. Être à la disposition de quelqu'un, dépendre de lui, se prêter à une quelconque a...