De : Type de la boulange
Bonjour Eliott ! Bien dormi ?
De : Eliott
Ouais. Et toi ?
De : Type de la boulange
Je suis debout depuis 4 h je te signale. Le sommeil je connais pas trop ça moi.
De : Eliott
Je sais pas comment tu fais. Je dors que six heures par nuit et je trouve ça dur.
De : Type de la boulange
J'ai jamais pu beaucoup dormir. Même enfant, je rendais mes parents dingues parce que je dormais pas. Alors boulanger, c'est un bon métier pou moi. Tu passeras ce midi ?
De : Eliott
Vite fait. Jules m'a encore embrouillé pour que je sorte ce soir. Je dois bosser sur la pause à la place.
De : Type de la boulange
À ce midi alors. Fin de pause : je file.
Eliott rangea son téléphone dans sa poche et sortit un bouquin de cours. Une heure de bus, c'était une heure de boulot. Mais son regard restait fixé sur la même page, alors que ses pensées vagabondaient à mille lieues de l'anatomie du pied et des notions de chirurgie présentées sous ses yeux.
Cela faisait plusieurs semaines qu'il avait rencontré Mathis, le type de la boulange. Quand il était passé chercher son manteau, le blond l'avait un peu coincé : sa journée était finie, et il l'avait entrainé vers un café au bout de la rue, sous les yeux de Jules qui l'avait lâchement abandonné au lieu de les accompagner pour servir de caution. Il s'était retrouvé attablé devant un café fumant, deux croissants fournis par l'inconnu posés à côté de sa tasse. Et l'inconnu – qui se nommait Mathis, donc – lui avait résumé la soirée.
« Tu avais beaucoup bu, Eliott, et tu n'étais vraiment pas bien, et tu te cramponnais à moi avec beaucoup de... d'insistance ? » Eliott avait les joues cramoisies, mais le boulanger continua, impitoyable : « J'ai préféré te sortir du bar. Y'avait trop de monde, mais personne ne veillait sur toi, tu n'avais l'air de connaitre personne alors que des gens te regardaient comme s'ils attendaient... je sais pas, quelque chose. Alors on est sortis, et j'ai essayé de te faire dire ton adresse pour te mettre dans un taxi. C'est toi qui a dit que tu ne voulais pas rentrer. Alors je t'ai embarqué chez moi, et t'as dormi là.
— T'as toujours pas dit pourquoi j'étais nu.
— Parce que tu t'es foutu à poil.
— Hein ?
— T'as dit qu'on crevait de chaud chez moi, que j'étais pas normal, et tu as commencé à te déshabiller dans mon salon. T'as semé des fringues partout, en visitant comme si tu étais chez toi. »
À ce moment là de la conversation, Eliott avait résolument fixé ses mains aux doigts entrelacés, serrés si forts que les jointures blanchissaient. Mathis les avait effleurées, provoquant une rougeur encore plus importante si cela était possible sur les pommettes du brun, et avait poussé vers lui un croissant.
— Mange. Tu me fais peur.
— Qu'est-ce que... j'ai f... Non, ne me dis rien, en fait.
Eliott avait dépiauté un croissant du bout des doigts et fermé les yeux très fort. Parce que subitement, il se souvenait très bien de tout le reste de la soirée, et ses paupières le brulaient comme s'il allait pleurer. Il s'était collé à Mathis d'une manière tout à fait indécente, et le boulanger l'avait embrassé et il avait aimé ça. Mais il ne pouvait pas aimer ça. Il ne pouvait pas. Il était tout à fait normal, et s'il ne s'était jamais intéressé aux filles c'était surtout parce qu'il n'y avait absolument pas de place pour ça dans sa vie. Il n'avait tout simplement pas le temps de créer des relations avec d'autres humains.
— Mais tu m'as... tu m'as...
— Oui. Je sais, je n'aurais pas dû, tu étais ivre mort. Ce n'est pas une excuse mais tu ne me lâchais pas et je me suis dit que si tu... tu... enfin en tous cas peut être après tu pourrais... tu sais, dormir.
— Mais je suis pas gay !
— Je sais. Tu l'as déjà dit.
Mathis n'avait pas du tout l'air de le croire et... Il avait sûrement des raisons valables de douter de la parole d'Eliott. « Baise-moi, regarde, tu as envie toi aussi » était définitivement une phrase qu'Eliott avait prononcée... avant de vomir.
Des semaines plus tard, il en était toujours mortifié. Il avait fui le café en abandonnant le blond, les croissants, mais pas son manteau, cette fois.
Quelques minutes plus tard, pourtant, Mathis avait envoyé un SMS : « Y'a pas de mal Eliott tu sais ? Prends soin de toi. Mathis »
C'est comme ça qu'Eliott avait appris son prénom. Et que leurs échanges par SMS avaient commencé. Ils ne faisaient qu'échanger des banalités, mais chaque journée commençait à présent par un SMS de Mathis, et cela avait bouleversé sa vie. Il n'appréhendait plus le froid de sa chambre, le sourire attendri de sa tante, le bruit du respirateur et les bips lorsque ce dernier relevait une anomalie. Maintenant, le matin n'était plus la lutte infinie pour éviter que sa tante ne lui impose de manger, mais un SMS reçu dans la nuit, lorsque Mathis se levait pour aller travailler, suivi d'un échange lorsque ce dernier prenait une courte pause. C'était aussi la certitude de manger un croissant délicieux le midi, parce que Jules continuait de vouloir se restaurer là, et qu'Eliott économisait le moindre centime pour s'offrir un croissant. Il n'y croisait pas souvent Mathis car ce dernier était en général en plein coup de feu, défournant les pains qui seraient vendus l'après-midi avant de finir sa journée vers 14 heures. Parfois, ils se croisaient et échangeaient un sourire et un bonjour, et plus rarement Mathis était dehors et fumait une cigarette, un sac en kraft à la main. Dans le sac, deux croissants, immanquablement, et il les glissait dans les mains d'Eliott, qui tentait toujours de les refuser, mais finissait par céder. Et c'était tout. L'essentiel de leurs conversations avait lieu ailleurs. Et c'était très bien comme ça.
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Appartenir
Romanceappartenir : (bas latin appartinere, être attenant, de pertinere, se rapporter à) 1. Être la propriété de quelqu'un, son bien, soit de fait, soit de droit. 2. Être à la disposition de quelqu'un, dépendre de lui, se prêter à une quelconque a...