CHAPITRE VII, Alice

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Je me réveille, ou plutôt j'émerge, il est 6h45 et je n'ai quasiment pas dormi. Pour une fois, ce n'est pas à cause d'une crise ou d'un problème respiratoire. Les jumeaux n'ont fait que de pleurnicher au début la nuit, et je n'ai pas réussi à bien m'endormir par la suite. Je pense qu'ils ont dû s'endormir au bout d'un moment, mais ils continuaient à pleurer dans leur sommeil, je pouvait les entendre renifler. J'ai dû finalement m'assoupir vers quatre heures. Je pense qu'Eliott non plus n'a pas dû dormir car il a du mal à sortir du lit. Il a le visage fermé et des cernes gris semblent s'accrocher à ses yeux rougis. Je sais que c'est mon frère, mais on dirait un toxico. C'est inhabituel, lui qui est tout le temps le premier levé. C'est peut être à cause d'hier, mais personne n'a l'intention d'en reparler. Je veux dire, il nous a vraiment foutu la frousse. Son regard était rempli d'une rage qu'aucun de nous n'avions déjà vu. En fait, nous n'aurions pas pensé qu'il aurait agit de cette manière. On connait tous son passé et sa relation avec lui-même... Il a toujours eu des problèmes... avec ses émotions, on va dire. Mais la colère était inattendue... je pense qu'on a tous peur de revivre ce qu'il s'est déjà passé... Bref...

Nous devons partir dans une vingtaine de minutes car nous ne savons pas exactement où est la station principale de nos quartiers, celle où tous les métros passent. Les parents ne peuvent pas nous accompagner car ils ont rendez vous pour une réunion d'information qui concerne tous les adultes du quartier 120. J'enfile un jean et un t-shirt avant de sortir de ma "partie" délimitée par des rideaux bleu hôpital (pour changer) que nous avons installés avec Eliott hier. Nous sortons de la chambre pour aller dans la cuisine prendre un petit déjeuner. Nous sommes ravitaillés tous les soirs à 21 heures, au moment des contrôles. Hier, c'est une femme qui s'est présentée à notre porte un peu après 21h. Elle nous apportait la nourriture d'aujourd'hui, dont le petit déjeuner que nous nous apprêtons à manger. Nous sommes surpris de découvrir quatre portions de céréales et de lait pour nous. D'après papa, ils font ça pour nous amadouer, et la qualité de la nourriture va baisser de jour en jour. 

Après un petit déjeuner silencieux, nous préparons nos sacs. Personne ne sait exactement ce que l'on doit préparer, alors nous prenons juste de quoi noter quelques consignes. Nous enfilons nos vestes et nos chaussures. Maman nous demande de faire attention à ne pas nous perdre sur le chemin et nous embrasse. Papa est bien plus pudique avec ses émotions, ou bien il n'en a aucune. Il nous demande de nous dépêcher, on ne peut pas être en retard le premier jour. Il nous donne une seule clef pour nous tous, ce qui nous oblige à tous nous retrouver à la station métro ce soir avant de rentrer.

Nous quittons l'appartement et suivons la "rue", si c'est comme ça que l'on peut appeler ce long couloir éclairé avec des lumières verdâtres qui se reflètent sur les murs blancs. Je déteste ce genre d'ambiance hôpital abandonné, ça me fait froid dans le dos. En fait, il fait vraiment froid. J'ai remarqué en arrivant qu'il y avait des trous ronds en haut des murs. Je pense que ce sont des tuyaux qui permettent de laisser l'air circuler. Ils sont placés à environ trois mètres du sol, ce qui les rend inaccessibles pour une personne d'une taille moyenne. Ils sont assez petits, le diamètre d'une balle de ping-pong, je dirais. J'essaie de comprendre le sens de la carte des lieux qui nous a été fournie en plusieurs exemplaires avec le livret d'information. Eliott me suit en tenant un jumeau par main; Lucie à gauche et Corentin à droite. Il les réconforte en leur disant qu'ils seront ensemble toute la journée, qu'ils ne seront pas seuls... Je suis plus pessimiste que lui, je sais très bien qu'ils vont se sentir mal toute la journée et qu'ils vont encore pleurer ce soir. En plus, JE NE COMPRENDS RIEN A CETTE PUTAIN DE CARTE!!!

-Alice, désolé, je crois que la carte est à l'envers... fait Eliott d'une voix faible.

Je soupire d'agacement car je sais qu'il avait remarqué avant, mais qu'il n'osait pas me le dire par peur que je m'énerve. 

-T'excuse pas, je suis fatiguée, c'est tout. je réponds en essayant de ne pas laisser transparaître mon agacement.

-Pas de problème, t'inquiètes... dit-il d'une voix qui indique qu'il a compris que j'étais énervée.

Je ne sais pas comment il fait, mais il remarque toujours les émotions des gens, même s'ils sont les meilleurs acteurs du monde. Quand nous étions encore assez proches, il essayait de décrypter les véritables émotions des acteurs dans les films. C'était troublant, il arrivait toujours à savoir quand la personne était embarrassée ou fatiguée. Je tourne dans une allée un peu plus large en suivant le chemin indiqué par la carte remise à l'endroit. Encore une intersection et nous serons à la station. 

Nous comprenons immédiatement que cet endroit est bel est bien la station lorsque nous observons des centaines d'enfants et d'adolescents attendant sur les quais. Je réprime mon envie de courir dans l'autre sens, je déteste la foule. Les numéros des métros sont inscrits sur un écran qui les fait correspondre à leur quai. Le n° 1344, celui que les jumeaux doivent prendre arrivera à 7h13 quai C, et le n°2999 à 7h46 au quai F, le dernier. Nous accompagnons les jumeaux sur le quai et ne repartons que quand ils sont montés dans le métro. Nous allons ensuite nous asseoir sur un banc au quai F. Ce n'était d'ailleurs pas difficile de trouver de la place, car il semble que nous soyons les seuls du quartier 120 à prendre le métro n° 2999...

Après une attente longue et silencieuse à regarder tous les métros et les jeunes partir, nous ne sommes plus que tous les deux dans la station, à part un agent de sécurité sûrement chargé de vérifier que nous montons bien dans le métro. 

- 7h44, il ne devrait pas tarder. murmure Eliott.

J'acquiesce, sans vraiment écouter ce qu'il me dit. Je regarde cet agent qui nous fixe depuis de longues minutes. Il porte un uniforme vert foncé et un képi assorti. C'est peut-être un militaire, mais pourquoi est-il là? Il a une moustache brune en brosse qui cache sa bouche. Ses sourcils très foncés et l'ombre de son képi m'empêche de voir ses yeux. Il est à une cinquantaine de mètres de nous, pourtant je peux sentir l'intensité de son regard sur nous. Il commence soudain à bouger, à marcher lentement, lentement vers nous. Etrangement, une boule se forme dans mon ventre, et j'ai peur. Il se rapproche de nous et j'agrippe par réflexe la main d'Eliott. Il comprend immédiatement ma peur et se lève. Je n'arrive pas à suivre son mouvement, je suis tétanisée. Soudain, le métro n°2999 surgit et s'arrête dans un long crissement. Je me lève et lâche la main de mon frère et nous montons dans la rame. Nous filons nous asseoir.

Je ne relève la tête que quand je sens le train démarrer. C'est là que je remarque que le métro ne se compose que d'un wagon, à peine rempli. Une jeune fille rousse de l'âge d'Eliott et un garçon brun plus âgé sont assis. La fille en face de nous est habillée avec un pull des années 70 de très mauvais goût et d'une jupe en jean qui lui arrive aux genoux. Le garçon est plus vers le fond. Il porte un jean foncé Levis, des converses et un sweat bleu. Sommes-nous vraiment si peu à aller dans cet établissement? Je n'ai pas le temps de faire part de mes pensées à Eliott lorsque le wagon s'arrête dans une nouvelle station. Le freinage est rude mais j'ai l'habitude. Eliott, qui a moins l'habitude, manque de tomber. Je regarde à travers la fenêtre et lis, écrit sur le mur, là où il y aurait d'habitude indiqué "Bastille" ou "Diderot", écrit en grosses lettres noires "Quartier 150". Les portes s'ouvrent et un grand et fin garçon rentre dans la rame. Il va s'asseoir non loin du garçon du fond. Il a des cheveux noirs très raides qui cachent son visage. Il porte des habits trop larges pour lui, mais je trouve que ça lui va bien. Sa démarche me dit quelque chose mais je n'ai pas le temps d'y penser car le métro redémarre presque au même moment. Ni moi ni Eliott n'avons pris nos écouteurs... La galère! Je ne supporte pas le silence, c'est super gênant!

Sous nos piedsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant