Après une journée plus posée, l’équipe a été active à la maison et j’ai puû m’occuper de mes chiens. La balade du matin était très sympathique. Je n’ai pas eu l’occasion d’en apprendre plus sur Hugo, qui se révèle assez taciturne. Parler pour ne rien dire n’est pas dans mes habitudes, alors j’ai respecté son silence. Mais j’avoue être intrigué par le mannequin.
En passant la porte de la maison de Aija, les bras chargés de provisions, j’ai une idée en tête pour immerger les hôtes dans nos coutumes. Et rien de mieux qu’un feu de camp et quelques grillades pour partager un moment tous ensemble. Nous avons bien compris que les Ffrançais mangeaient beaucoup plus tard que nous, et nous nous adaptons au mieux depuis leur arrivée. Personnellement, c’est le premier soir que je mange avec un tel décalage. Mon estomac gronde car, pour lui, l’heure du repas est déjà passée depuis au moins une heure.
Keijo est emballé par mon idée et il propose que Kyllikki et Isaac, son compagnon, se joignent également à nous. C’est une belle occasion de leur montrer nos traditions. Et puis, ce sont des expériences sympathiques que de partager un moment sous le soleil de minuit. L’ambiance est particulière, comme un crépuscule qui n’arrive jamais, une luminosité qui s’atténue sans jamais disparaître complètement…
Nous annonçons le programme à tout le monde, puis j’accompagne Keijo et Aija près du foyer pour préparer le feu. Un large cercle de pierre est déjà formé pour accueillir le bois à brûler. De gros rondins sont disposés tout autour pour que nous puissions nous installer et profiter de la soirée confortablement installés. Aija a tenu à cet espace de convivialité lors de l’aménagement de la maison. Elle a eu raison, car nous avons déjà bien profité de cet endroit au printemps, à l’ouverture de leur établissement.
Isaac et Kiki nous rejoignent peu de temps après, les bras chargés de bûches. Je donne une accolade à mon meilleur ami. Depuis l'arrivée de nos clients, nous ne nous sommes pas vus. Si Kyllikki travaille avec moi quotidiennement, son compagnon est le troisième membre du trio que nous formons avec Keijo. Amis depuis toujours, Isaac s’était éloigné pour ses études à Helsinki, mais depuis le mois d’avril, il a de nouveau posé ses valises au village. Kyllikki n’est pas étrangère à sa décision de revenir, et j’espère vraiment que pour eux deux, ça va fonctionner.
J’envie leur relation complémentaire. Isaac est quelqu’un de calme et réfléchi, malgré son allure de Vvicking. Nous avons tous les deux les cheveux longs et une barbe fournie, mais mon ami à une carrure beaucoup plus imposante, ce qui lui vaut son surnom depuis que nous sommes adolescents. Au-delà des apparences, c’est un homme fidèle et généreux. J’envie sa situation avec Kiki.
Nous avons fait un essai, Kyllikki et moi, il y a plusieurs années. Nous nous fréquentions depuis tellement de temps qu’on s’est dit, pourquoi ne pas essayer, ce serait facile. On habite ensemble, on travaille ensemble… Mais non, cela n’a absolument pas fonctionné. Nous sommes de très bons amis mais il n’y anous n’avons pas cette étincelle entre nous, comme celle qui la’a lie à Isaac.
Je reviens à l’instant présent. Stéphanie et Emma viennent d’arriver et prennent place sur les bancs. Les autres membres de l’équipe nous rejoignent petit à petit jusqu’à ce que nous soyons tous assis autour de la table. Enfin tous, sauf Hugo.
Le mannequin arrive quelques minutes plus tard, les yeux rivés sur son téléphone. Il s’assied à son tour sur une place libre près d’Emma. Il ne fait pas vraiment attention à ce qui l’entoure. Son assistante lui murmure quelque chose à l’oreille et il soupire avant de ranger son portable. Je m’approche et lui tend une bouteille. Avant de la saisir, il jette un coup d'œil rapide à sa collaboratrice puis hausse les épaules avant de se saisir de la bouteille. Tout le monde est installé et nous leur présentons les plats apportés pour les leur faire goûter. Il y a un assortiment de saucisses en tout genre, certaines bardées de lard, d’autres au fromage, et aussi des fumés. Ici nous adorons ça, et c’est un de nos repas favoris. Aija a disposé du pain de seigle, et de nombreux pains croustillants, pour déguster avec la viande. Des crudités sont aussi prêtes à être consommées. Je suis très friand de ce genre de repas convivial. Les saucisses grillent tranquillement sur le feu, alors que chacun se désaltère.
La soirée est déjà bien avancée. Toute l’équipe a fait honneur à la nourriture proposée. J’ai observé nos clients. Ils sont une dizaine à loger ici en ce moment, je sais que les équipes vont se renouveler deux fois durant le mois à venir. On comprend très nettement qui travaillent avec qui. Les groupes sont formés et les discussions ne s’élargissent pas vraiment au-delà du cadre du travail. Même avec nous, il n’y a pas énormément de curiosité pour nos activités. Étrange comme relation, je trouve. Mes yeux dérivent vers Hugo et les paroles d’Aija me frappe :
“C’est un homme seul.”
En effet, il semble loin de tout. Il écoute ce qu’il se passe autour de lui sans interagir, et les autres ne l’incluent pas dans leurs discussions. Pourtant ils sont là pour lui, non ? Je me souviens également d’une phrase venant d’Emma à propos du mannequin, précisant qu’elle restait uniquement car le travail était correctement rémunéré. Je ne connais pas assez Hugo pour savoir s’il s'exclut tout seul ou si son entourage ne fait pas attention à lui, tout simplement.
Sa voisine se lève et nous interpelle :
— C’était une très bonne idée, encore merci d’avoir préparé ça, s'enthousiasme Stéphanie.
Une vague de remerciements me parvient, et je suis ravi que mon idée ait plu. Nous pourrons réitérer l’expérience avec d’autres mets traditionnels. Les premiers membres de l’équipe se lèvent pour rejoindre leur chambre. Malgré le soleil nous illuminant toujours, il est près de vingt deux heures, et les premiers jours ne leur laissent pas beaucoup de répit. Avec les effets du jet-lag, j’avoue être surpris de constater qu’ils tiennent le rythme. Espérons pour eux qu'il en sera de même au moment de leur départ d’ici.
Il ne reste plus que nous autour du foyer. Je ne vais pas tarder à aller me coucher. Demain nous partons pour l’un des îlots sur le lac et je dois me reposer. Après avoir aidé Keijo et Aija à ranger et avoir salué mes amis, je décide de rentrer en passant par le bord du lac. Ma maison n’est pas très éloignée de l’établissement de ma sœur, et les quelques minutes de marche ne me feront pas de mal. Je descends les escaliers menant jusqu’à la rive. Une fois mes chaussures retirées, mes pieds se glissent dans l’eau douce. Mes yeux sont captivés par les teintes de feu du ciel.
Ce moment m’émerveille à chaque fois, les nuages s’enflamment et rêvetent une large palette de couleurs chaleureuses allant du magenta au jaune soleil. Les nuances, bien que similaires, nous proposent un nouveau tableau à observer chaque jour. Ce sont nos cadeaux de l’été, comme les aurores qui embrasent les nuits polaires sont ceux de l’hiver.
Un clapotis dans l’eau attire mon attention. Mon regard se pose sur le ponton où sont accostées nos barques. Une silhouette est assise sur le plancher de bois suspendu au-dessus du lac. D’ici je n’arrive pas à savoir de qui il s’agit exactement. Curieux, je m’approche et plus j’avance, plus les contours se précisent et je reconnais Hugo. Je ne me souviens pas de l'avoir vu partir avec les autres, je ne sais pas depuis combien de temps il est ici.
J’hésite entre m’approcher pour discuter avec lui et satisfaire ma curiosité à son sujet, ou le laisser tranquille. S’il est venu ici, je suppose qu’il préfère ne pas être dérangé. Alors je recule pour m’en aller et reprendre mon chemin dans l’autre sens afin de rentrer chez moi. Plus mes pas m’éloignent de lui, plus une impression dérangeante s’insinue en moi. Est-ce vraiment une bonne idée ?
Je pense une nouvelle fois aux paroles d’Aija comme quoi Hugo est un homme seul. Et si ce n’était pas par choix, finalement ?. Je me pose trop de questions et y retourner n’est sûrement pas une bonne solution. Que pourrais-je lui dire de toute façon ? Nous ne nous connaissons pas, je n’ai pas envie de me mêler de choses qui ne me regarde pas ni de mettre mon nez dans ses affaires s’il n’en a pas envie. S’il avait voulu discuter, il serait resté avec nous autour du feu, mais il s’est isolé…
Depuis quand je m’interroge autant ? Par rapport à un étranger qui plus est…
Je ferai mieux d’aller dormir. Je traîne les pieds jusque chez moi et ne manque pas de m’arrêter près des chiens pour les caresser. Je ne peux m’empêcher de comparer leur mode de fonctionnement avec celui des humains. Ils fonctionnent en meute. Une hiérarchie où l’alpha dirige et les autres suivent et obéissent. Mais à l’inverse des hommes, ils sont loyaux les uns envers les autres. Il n’y a pas d’argent en jeu, ils sont comme une grande famille. Ils doivent avoir bien moins de soucis que nous et surtout ne pas se poser autant de questions.