o1. Trois mots sur le marbre

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103 APG : trois ans après la fin de la Guerre de Cent Ans

Comment lui dire ? Comment la regarder en face et lui avouer ? Oser croiser son regard, oser ouvrir la bouche et prononcer ces mots qui la briseront ?

Et même s'il y parvient, qu'adviendra-t-il après ? Quand tout sera fini, comment supporter de la voir à terre et incapable de jamais se relever ? Comment rester, jusqu'à la fin de ses jours, enchaîné par l'impuissance et rongé par le remord ? Rester et ne rien faire. Parce qu'il sera trop tard. Bien trop tard.

Il est cet oiseau noir et maudit à qui incombe la tâche la plus abjecte. Celle de lui dire. Mais comment ?

Ses pas claquent sur les dalles d'obsidienne. Le palais est un caveau. Un labyrinthe noir et glacé où les esprits des morts murmurent à son oreille. Il pourrait marcher ainsi pendant des heures. Une éternité. Un long chemin de pénitence au bout duquel ne l'attend aucune absolution. Tout plutôt que d'arriver à son but.

Il se trouve lâche. Encore. Peut-être n'a-t-il jamais cessé de l'être. Tout cela le rappelle à de vieilles blessures. De celles qu'il croyait refermées depuis longtemps. Qu'il voulait croire refermées. Il ne sait plus très bien.

Le couloir est long. Pas assez.

Comment lui dire que les remords lui retournent l'estomac, que s'il le pouvait, il souffrirait volontiers mille morts pour que rien de tout cela ne soit arrivé. Pour inverser les rôles. Être de ceux que l'on pleure et non de ceux que l'on hait. Être libre, enfin, et ne plus avoir à se soucier de rien. S'il pouvait ... Mais il ne le peut pas. Et cet aveu ne changerait rien. Plus maintenant.

Le couloir est long. Trop long.

Le fardeau trop lourd. Ses gardes silencieux sont pour lui semblables à des geôliers le privant de toute échappatoire. Ils l'escortent, droits et insondables dans les méandres de sa propre demeure. Immense cellule dont les portes se sont d'ores et déjà refermées. Le cliquetis de leurs armes, battant contre leurs flancs, donne la cadence à leurs pas mesurés et si solennels. Un compte à rebours lancinant et infernal dont chaque tintement le rapproche de l'inévitable. Parce que c'est à lui de le faire. La couronne sur sa tête n'a rien à y voir, il le lui doit. Il leur doit à tous deux.

Un instant, il se demande si sans son escorte, il trouverait le courage de traverser ces allées qui défilent. Cette faiblesse qu'il croyait vaincue refait surface avec la violence des créatures trop longtemps enchaînées. Elle le prend à la gorge, lui à qui son statut et son titre interdisent tout manquement, imposent un honneur infaillible. Elle l'étreint si fort que son joug lui fait mal. Ses entrailles se nouent. Les mots qu'il s'apprête à prononcer l'effraient. Parce que lorsqu'ils franchiront ses lèvres, ils deviendront réalité. Ces mots que personne n'a prononcés depuis un siècle. Ces mots trop lourds pour les épaules des hommes, trop dévastateurs pour leurs espoirs. Ces mots funestes qui ébranleront le monde.

Pourtant il est tout près maintenant. Il avance comme un fantôme. Comme un condamné. Au fond, c'est un peu ce qu'il est. Mais ce n'est pas ce qui lui fait peur. Parce qu'il le sait, qu'il l'a toujours su. Qu'il a grandi avec. Appris à vivre avec.

Tout ce qu'il regrette, c'est de l'entraîner dans sa chute. Elle. Elle aussi.

Il n'a pas voulu tout ça. Il n'était pas prêt pour tout ça. Tous ces mots qu'il faudra dire. Ces larmes qu'il faudra sécher. Tous ces regards qu'il faudra affronter.

Il avait pensé mourir le premier. C'eut été normal. Et il l'aurait mérité. Des centaines de fois. Il a toujours cru que ces mots, un autre les dirait pour lui. Moins beaux et moins forts, certes, mais pour lui néanmoins. Alors jamais, évidemment jamais, il n'a pensé qu'un jour ils puissent sortir de sa propre bouche.

Peut-être ne saura-t-il pas comment les prononcer sans rien en écorcher ? Peut-être n'aura-t-il pas la force ? Mais qui pourrait l'en blâmer alors ? Personne n'a jamais dit ce qu'il s'apprête à dire.

Il semble que la vie ne le punira jamais assez d'avoir rêvé proférer l'impensable et s'en enorgueillir.

Ils ouvrent la porte pour lui. Les deux battants de bois émettent un grincement atroce. Et les flammes d'or sculptées qui les recouvrent, hautes et fières, reculent sur son passage. D'un geste de la main, il congédie son escorte. Ils n'ont nul besoin de voir cela. Ils l'apprendront bien assez tôt. Ses mots sont à elle. À elle seule.

Katara.

Elle lui fait déjà face. Comme si elle l'attendait, droite et immobile. Et sa grâce le pétrifie. Il voudrait l'enfermer, l'emprisonner dans le temps. À jamais. Refermer sur elle les portes d'or pour les sceller tous deux dans l'éternité. La garder là, préservée de tout sous un voile d'ignorance, à l'abri du monde et de ses tragédies. Que rien ne la touche. Que rien ne l'abîme. Qu'il échappe au supplice et à l'après.

Ses membres tremblent, la flamme vacille au creux de sa poitrine. Elle ne mérite pas ce qu'il s'apprête à lui infliger. Et il voudrait croire qu'il ne mérite pas d'être son bourreau. D'incarner pour elle l'instant où tout bascule.

Un froid glacial opprime sa poitrine. Comment pourrait-t-elle le pardonner quand lui même en est incapable ? Ses yeux s'embuent de larmes brûlantes. Son corps le trahit.

— Zuko ?

L'inquiétude qui perce sa voix douce le brise. Pas pour lui. Il est indigne de tels sentiments. Les esprits sont-ils si cruels qu'il doive être celui qui ruine la vie ? Elle à qui il doit la sienne ?

Le poids du chagrin et de la culpabilité le terrassent. Mais qu'importe sa faiblesse si elle en est la seule témoin. Elle sait ses failles, elle connait ses démons. Elle les a vus. Elle l'a vu lui. Comme personne d'autre auparavant.

Affronter son regard lui est d'autant plus insurmontable. Il tombe à genoux devant elle. Ses épaules s'animent de soubresauts incontrôlables. Prostré sur les dalles de marbre noir, il croit sentir son coeur imploser.

— Zuko, où est Aang ?

Elle l'implore presque. Un atroce silence les recouvre, perturbé seulement par le crépitement des torches. Rappel lancinant de la nation de carnage à laquelle il appartient.

Lorsqu'il parvient enfin à relever la tête, les larmes dévalent sans retenue le long de ses joues. Et la voix qui prononce ses mots n'est pas la sienne :

— Aang est mort.

Elle recule, se fige. Comme frappée par la foudre. Pétrifiée par l'horreur de ces trois mots qui le consument et le détruisent. Il voit la douleur s'emparer de son corps et le soumettre tout entier. Il voit les tremblements agiter ses doigts, courir le long de ses bras nus, gagner sa poitrine et la faire vaciller. Il voit son visage se tordre. Il la perd.

S'il pouvait seulement tendre la main ... Mais il a vu. Dans ses yeux gagnés par la nuit. Une fraction de seconde, à peine un battement de coeur. Il a vu le doute dans ses yeux. L'ombre d'un soupçon envers celui qu'il n'est plus.

Son silence résonne en lui comme un terrible hurlement. Sa propre présence le frappe comme un indicible outrage. Elle le croit assassin. Et il se sait coupable.

Elle ne dit rien quand il se relève, le souffle erratique, prémices de pleurs étouffés par ses mains crispées contre sa bouche. Ses yeux d'azur agrandis par une supplique muette suivent chacun de ses mouvements. Elle tremble si fort à présent ... Il voudrait la prendre dans ses bras comme elle a si souvent su le faire. Mais il redoute que son contact ne la brise.

Il ne lui a jamais apporté que le malheur. Si elle le hait autant qu'il se hait lui-même alors... tout est irrémédiablement perdu.

Il se retire sans un mot de plus. Rien d'autre ne peut être dit après cela.

Les portes se referment sur lui. Dans les couloirs au luxe indécent, il fait mourir toutes les flammes, disparaître la moindre lueur. Et se laisse happer par la noirceur d'une nuit sans lendemain.

Ceux qui Restent [Katara & Zuko]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant