Chapitre 19 Abigail

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   Le salon des Moore n'avait pas du tout manqué à Abigail. Encore moins la tâche au plafond qui s'était bien étendue depuis sa dernière visite. Tirant sur son joint, Abi prit la décision de faire un peu plus le tour de la pièce. La moquette avait été changée depuis la dernière fois. Le modèle n'était certainement pas de première qualité mais elle aimait la sensation de douceur sous ses pieds.

Les photos aux murs avaient changé. Beaucoup étaient apparues : Alexandre, Jack et Tatiana sur un terrain de paintball. Alexandre et Jack en soirée, levant deux bouteilles de bière, une cigarette aux lèvres. Tatiana dans une piscine faisant l'étoile de mer. Alexandre à l'âge de cinq ou six ans sur les genoux d'une femme. Abigail tira un peu plus sur son joint en s'approchant de ce dernier cliché. La femme devait avoir une petite trentaine d'années tout au plus, de long cheveux noirs, des yeux bruns, éteints. La ressemblance était frappante.

"Ma mère." Confirma Alexandre en arrivant juste derrière elle. "C'est le dernier anniversaire que j'ai passé avec elle."

"Tu avais quel âge ?" Demanda-t-elle en acceptant la canette de bière qu'il lui tendait.

"Cinq ans." Il détourna alors le regard pour poser sur la table basse un cendrier ainsi qu'un paquet de chips au vinaigre.

"Est-ce que je peux te demander... pourquoi est-elle partie ?" Abigail ne voulait pas du tout le mettre mal à l'aise, elle était juste intéressée par les histoires autour de lui. "Tu n'es pas obligé de répondre."

"J'avais cinq ans, Abi. Autant te dire qu'on ne m'a pas dit beaucoup de choses. Juste qu'elle n'était pas heureuse, qu'elle ne s'en sortait pas avec nous."

"Je suis désolée."

"Ça. C'est à cause de ce ton que j'évite d'en parler."

Il se laissa tomber lourdement sur le canapé -le même que trois ans auparavant, en encore plus mauvais état- et posa les pieds sur la table. Il y avait un trou dans sa chaussette, juste sous son gros orteil. Abi se demanda s'il l'avait remarqué.

"Quel ton ?" Demanda-t-elle en se détournant complètement de la photo pour le regarder pendant qu'elle fumait.

"Celui que tu viens de prendre. Celui de la pitié."

Abi sourit, c'était bien la première fois qu'on lui disait qu'elle prenait un ton empreint de pitié. Elle avait plutôt l'habitude d'être celle qui était victime de la pitié des autres. Elle lui répondit par un sourire.

"C'est à cause des histoires tristes. Les gens veulent compatir à la peine des autres. D'où le ton."

"Tu vois, c'est ça le problème. Cette histoire n'est pas triste. Ma mère n'était pas heureuse et est juste partie pour résoudre ce problème. Fin de l'histoire. Rien de malheureux."

"Elle t'a abandonné." À cette remarque, il grimaça. "Pardon, je ne voulais pas..."

"Elle a fait ce qui lui semblait juste, Abi. Parfois, pour s'en sortir, tu dois laisser des gens derrière toi. Tu ne peux pas sauver tout le monde."

Abigail aurait pu réfléchir pendant des jours sur sa déclaration. À quel point cette situation aurait aussi pu s'appliquer à elle. Au fait qu'elle avait besoin de se sauver et qu'elle aurait forcément à laisser des gens derrière elle. Elle tira à nouveau sur son joint avant de prendre une première gorgée de sa bière. Elle n'est ni froide ni tiède mais un curieux mélange entre les deux.

"Je connais bien le ton de la pitié." Dit-elle en regardant sa cannette. "J'y ai constamment le droit." Alexandre leva un sourcil pour l'inviter à en dire plus. "Depuis l'accident, tout le monde me voit comme l'histoire tragique de la ville. La pauvre petite Healy. Celle qui a une canne. Celle qui est tout le temps triste."

One More ShotOù les histoires vivent. Découvrez maintenant