Chapitre 3 - Le démon et ses abysses

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Matthew

Je n'avais pas eu le temps de lui demander son nom. Voilà ce qui me passa par l'esprit lorsque la porte de l'amphithéâtre se referma derrière elle. Sans même avoir dit un mot, elle était parvenu à combler le vide dans ma tête. Tout était devenu si bruyant, intempestif et incontrôlable. Comme si de nouveau j'étais redevenu sensible aux choses de la vie. Le sifflement du vent, le craquèlement des murs, l'écho des pas sur le carrelage. Réceptif à ma respiration, au froissement de mes vêtements, au battement de mon cœur. II lui a suffit d'une seconde pour raviver en moi cette si maigre flamme. Elle n'avait pas changé, depuis la dernière fois. Elle ne semblait pas m'avoir reconnu et je me demande même si elle se souvient de ce qu'il s'était passé il y a trois ans.

La dernière image que j'avais d'elle, restait profondément ancré en moi. Elle me suivait dans mes rêves et me rappelait sans cesse que mes secrets étaient un fardeau pour les autres. Il y a toujours une angoisse permanente logée dans ma gorge, aussi nocive qu'une tumeur. Elle me tient en haleine mes nuits de services et me montre à quel point l'obscurité n'est pas ma maison. Et ça fait bien longtemps que je n'en ai plus.

Je comptais les secondes en attendant que le feu passe au vert. Le bout des doigts tapaient successivement sur le volant de ma voiture, comme un toc. Je me sentais de nouveau nerveux et à fleur de peau. La cigarette coincée entre mes lèvres ne me suffisait plus. J'avais besoin d'avantage.

D'un rayon de soleil.

En y repensant, c'est l'effet qu'elle me donnait. D'un peu de chaleur sur ma peau. Je ne pensais pas la revoir un jour et encore moins en tant qu'élèves. Je ne l'avais même pas remarqué, pas une seconde j'avais pensé à relever la tête. C'est au dernier moment que nos regards se sont croisés et qu'une vague de souvenirs tout aussi beaux que terrifiants vint me submerger. J'aurais dû m'attendre à la trouver là, même malentendante. Elle pensait que j'ignorais sa surdité et ce fait me prouvait bien qu'elle avait oublié. Et c'était pour le mieux. Je le prenais comme une seconde chance. Je pourrais à nouveau la rencontrer, apprendre à la connaître sans être freiné par cette barrière qui l'incombe. Je signerai dès l'instant où elle me le permettra.

Le feu passa au vert, je redémarre sans l'ombre d'une hésitation.

— Vous comptez faire ça longtemps ?

J'écrase mon énième cigarette dans le cendrier avant de me tourner vers mon camarade.

— Quoi ?

— Prof. Je trouve que c'est l'uniforme qui vous va le moins. Je préférais quand vous vous faisiez passer pour un flic, raille-t-il en expirant la fumée.

— Loïs. Je ne suis pas d'humeur à plaisanter.

Un froid s'installe, il reprend immédiatement son sérieux.

— Mes excuses. Il s'est passé quelque chose aujourd'hui ?

Je pense tout de suite à elle mais je sais qu'il n'est pas question de ça. Comme à chaque fois, je dois me tenir au plan, sans déborder ni laisser de traces. Mon temps en tant que professeur est limité, une fois les choses faites, je disparaîtrai. J'analyse, je décide et après j'agis. Sauf que je ne m'attendais pas à ce qu'un élément vienne se glisser dans l'équation.

— Pas pour l'instant. Ce n'est que le début.

Je viens m'adosser lourdement contre le dossier en cuir et perd mon regard vers les néons qui clignotent inlassablement. J'entends la même horloge dont les aiguilles ne cessent de tourner dans un enchainement de «tic» et de «tac». Je perçois au loin le bruit de la circulation, ce brouhaha imperturbable qui émerge à chaque aurore, sans une seconde de retard. Et aujourd'hui c'est plus fort, plus frappant, j'ai l'impression que pour la première fois tous ces sons me percutent vraiment. Je remarque seulement maintenant que la ventilation est bruyante, que les canalisations sont plus proches de nous que je ne l'aurais pensé - bien que je n'y ai même pas songé. Je croyais être devenu imperméable à cet environnement qui me débecte tellement. Visiblement, il m'en faut peut pour revenir à la case départ.

Le téléphone sonne, je me redresse aussitôt.

Loïs s'en empare et me l'apporte à l'instant qui suit.

— J'écoute.

— Ramène-toi Matthew. On a ce qu'on cherchait.

— J'arrive. Ne les laissez pas s'échapper.

Je raccroche, le range dans ma poche de pantalon et m'empare de ma veste noire avant de lancer à Lois :

— On file. Le boulot nous attend.

Une demi-heure plus tard, nous voilà tout près d'une usine désaffectée. Plus un rayon de soleil ne pénétrait le ciel, l'heure avait sonnée. D'autres voitures avaient été laissées là, comme abandonnées à leur triste sort. Je distingue du remu ménage un peu plus loin, là où deux grandes portes en ferrailles étaient restées entrouvertes. Nous nous avançons dans cette direction, vigilants, tout en sortant respectivement notre arme à feu. Ce soir, elles seront de fonction autant que nous. Lorsque nous entrons, un groupe d'hommes en encercle deux autres, amochés, et attachés à leurs chaises.

— Vous avez commencé sans nous ? dis-je en m'approchant de mes hommes.

Ils se retournèrent et m'accueillirent en baissant légèrement et avec synchronisation leurs épaules et leurs têtes.

— Désolé patron. Je n'ai pas pu m'en empêcher, ils calomniaient sur leurs victimes.

Adam s'avança jusqu'à moi, et posa une main amicale sur mon épaule. Le crâne rasé, et tatoué, vêtu d'un costard sombre et décoré de chaines en argent, Adam était mon second, mon plus vieil ami.

— Et quelles genres de calomnies ? je demande, les yeux plantés tout droits sur les deux hommes.

— Assez insultantes pour profaner l'âme des défuntes.

Les défuntes. Ce terme, j'espérais l'entendre le moins possible.

— Comme ils n'ont pas eu de pitié pour elles, j'imagine que nous non plus, je me tourne vers mes gars, toujours aussi stoïque. Vous avez carte blanche mais avant ça, j'ai quelques questions à leur poser.

Mes hommes pour la plupart se mirent à rire d'impatience, à sourire en attendant le moment venu tandis que d'autres étaient aussi froid que la glace et dur que la roche. Ils étaient tous conscients que ce n'était pas une partie de plaisir mais la vengeance était aussi alléchante qu'une bonne bière.

Je m'empare d'une chaise et viens m'assoir en face de nos otages.

— Je me suis toujours demandé ce qu'il vous passait par la tête. Vous, les violeurs.

L'un d'eux se mit à sourire tout en toussant un peu de sang. Il fit tourner sa tête avec amusement sans hésiter à jeter un regard mauvais à chacun de nous. Il s'agitait plus que nécessaire sur son siège avant de verrouiller son attention sur moi.

— En voilà, un bon samaritain.

Avec un dédain qui me dépasse, il cracha à mes pieds.

— Ne te crois pas bon. Régler la violence par la violence ne te rend pas meilleur.

— Je te rassure. Je ne pense pas ça de moi, dis-je en me levant lentement. Parce que je n'aurai pas le moindre scrupule à appuyer sur la détente.

Tout alla très vite, trop vite. Je ne me vois même pas faire, que la balle part déjà à toute vitesse se loger dans sa tête. L'air s'alourdit, et mes épaules tout autant. L'autre homme me supplit, il n'a pas le temps d'ajouter un mot que la mort est déjà venue le chercher.

Elle et moi, nous nous regardons comme deux vieux amis.

Deux démons, sans regrets.

𝐋𝐘𝐈𝐍𝐆 𝐅𝐎𝐑 𝐘𝐎𝐔Où les histoires vivent. Découvrez maintenant