Chapitre 2

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Montée rapidement dans un train entre Dijon et Paris Jeanne avait voyagé seule, perdue dans ses pensées. Sur le quai de la gare sa mère n'avait pas quitté son air désapprobateur, elle détestait de tout son être cette liberté scandaleuse que son mari laissait à leur fille aînée. Une jeune fille de leur condition ne voyage pas seule, une jeune fille ne quitte pas la maison de campagne familiale pour retourner à Paris, une jeune fille ne fait pas d'études, ruminait-elle intérieurement – bien que toutes ses pensées soient peintes sur son visage aigri. Monsieur de Vanteuil n'avait cure des récriminations de son épouse, il admirait la ténacité de Jeanne qui savait toujours exactement ce qu'elle désirait ainsi que tout ce savoir qu'elle accumulait de jour en jour. Le train se mit en branle dans un nuage de fumée et Monsieur de Vanteuil empoigna son épouse par le bras pour sortir de la gare. Rien ne les rassemblait, ils s'opposaient sur tout, n'avaient aucun goût commun, contestaient perpétuellement les idées et décisions de l'autre mais, pourtant, ils avançaient toujours au bras de l'un de l'autre. Personne ne savait s'il s'agissait d'une vieille habitude ou d'une tendresse bien cachée.

Assise sur la banquette en cuir vert, Jeanne regardait le paysage bourguignon défiler. Fuir les Saules lui avait paru absolument impératif. Elle aimait énormément cette maison de ses ancêtres, la joie des vacances entre cousins, l'œil doux et chaleureux de sa grand-mère qui passait ses journées à contempler sa descendance depuis son fauteuil, son grand-père, le vieux comte qui visitait encore chacune de ses métairies, accompagné de son fidèle chien de chasse. Elle se savait chez elle dans cette maison pluriséculaire. Cependant, la donne avait désormais changé. A part son père, tous les adultes désapprouvaient sa volonté d'étudier la médecine et elle s'était enfermée dans ses livres durant tout le mois de juillet, ne faisant que de courtes pauses pour se promener avec Jacques et Joseph ou pour jouer avec les plus jeunes des cousins. La mobilisation générale avait propulsé le pays dans un état d'incertitude générale, de quoi serait fait le lendemain demeurait un mystère entier. Jacques et Joseph étaient parti au front avec sourire et panache, combien de temps leur faudrait-il pour déchanter ? Elèves à Saint-Cyr les voilà devenus lieutenant, une charge d'âme sur leurs jeunes épaules. Jeanne songeait à tout cela en désordre. Elle songeait aussi à ses cours, ses études de médecine qu'elle chérissait tant. Allait-elle pouvoir être utile dans cette guerre ?

Arrivée à la gare de Lyon elle vit de loin Lucien, le vieil homme à tout faire de la maison et le mari de la cuisinière. Il lui fit un petit signe de sa casquette. Sa petite valise à la main, Jeanne se faufila parmi les voyageurs pressés, inquiets et énervés qui piétinaient dans tous les sens. Partout autour d'elle elle voyait ces uniformes bleu et rouge, tous ces gaillards partant rejoindre leurs régiments. Quelques-uns semblaient seuls et perdus, d'autres embrassaient une fiancée, une sœur ou une mère avec un air triomphant d'homme héroïque, certains enfin tiraient nerveusement sur leurs cigarettes. Jeanne embrasa la gare d'un large regard, le cœur lourd et l'estomac tordu, en se demandant ce que la guerre allait bien pouvoir faire de toute cette jeunesse française. Le visage de Joseph lui traversa l'esprit. Elle essaya de le chasser bien vite. Il n'était pas le moment d'être fleur bleue, la France avait une guerre à gagner. Jeanne était une jeune fille faite d'un seul tenant, une volonté de fer, une froideur parfois mal comprise par ses proches, une vision du monde dans laquelle les sentiments avaient une bien faible place. Si Joseph, qu'elle connaissait depuis des années, avait pris durant ces vacances une large place dans son cœur, il n'était pas encore temps pour elle se laisser flancher, il était parti au front, elle devait être forte et ne penser à lui que pour admirer les futurs soldats qui bouteraient les allemands hors du pays.

Lucien était ravi de retrouver la fille aînée de cette famille qu'il connaissait et servait depuis des décennies. Le brave homme ne se lassait pas de comparer la jeune fille avec Madame de Vanteuil, sa mère. Là où les yeux de la première pétillaient d'intelligence, de volonté et de bonté, ceux de Madame de Vanteuil étaient raidis par les convenances, les règles, les interdits. Pourtant c'était bien à sa mère que Jeanne devait ses épais cheveux bruns, sa taille fine et son port de tête altier. Lucien et Jeanne se saluèrent d'un simple signe de tête, à la fois respectueux et affectueux. Lucien empoigna la valise de la jeune femme et ils se mirent en route vers l'appartement des Vanteuil, dans le VIe arrondissement, sur la place Saint-Sulpice. Lucien mit Jeanne au courant des dernières nouvelles de la capitale, de leurs voisins dont tous les fils étaient partis vers l'est, de l'entretien de l'appartement durant l'absence de Monsieur et Madame de Vanteuil.

Les premiers jours qui suivirent la déclaration deguerre furent très étonnant et en même temps si normaux. Lucien et son épouseMadeleine veillaient sur la demeure de Vanteuil, Madeleine cuisinant et Luciens'occupant de tout le reste. Jeanne repris le chemin de l'hôpital de Port-Royaloù elle suivait ses cours. Pourtant Paris était désert de tous les hommes enâge de se battre. La chaleur du mois d'août rendait la ville étouffante etmoite, une sorte de chape de plomb semblait s'être déposée sur la capitale. Leshommes étaient partis combattre, ils reviendraient vite, et les femmess'attelaient à de nombreuses tâches laissées vacantes.

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