PROLOGUE

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 Quand la guerre civile avait éclaté, Kim n'avait que sept ans.

Il ne se rappelait pas de grand-chose. Il était bien trop jeune pour comprendre l'ampleur de la situation. Ses parents leur avaient dit, en cette journée pluvieuse qui avait enfoncé le dernier clou du cercueil de l'été, à ses frères, à sa sœur et à lui, que tout irait bien, que le conflit ne les concernait pas, qu'ils ne craignaient rien de toute manière, eux, simples mortels et banals Hommes – le conflit était trop éloigné géographiquement, alors à quoi bon se mettre la rate au court-bouillon ? Kim se souvenait vaguement de ses professeurs qui s'efforçaient de sourire, tout en les rassurant, tout en continuant à leur faire apprendre des leçons, tout en leur faisant oublier la réalité : à plusieurs lieues de ce village plongé dans la forêt des Cochioles, en pleine Inopannie, le sang coulait, les hommes mouraient.

Mais ça, Kim, n'en avait pas conscience.

Qui pourrait lui en vouloir ? Il n'était qu'un enfant.

Pourtant, un souvenir l'avait marqué, au point d'encore tourmenter ses nuits. Les mêmes images dansaient dans son esprit, inlassablement, indéfiniment. C'était une matinée nuageuse et froide, après un cours quelconque – de mathématiques, si son esprit ne lui jouait pas des tours. Kim avait voulu jouer aux billes avec ses copains. Ammanuel, son ami de toujours, lui avait proposé un tout autre jeu : La Bataille de Port-Vieux. Kim ignorait complètement ce que cela pouvait être. Ammanuel s'était alors empressé de lui expliquer, l'excitation rendant ses propos confus pour tout adulte qui serait passé près d'eux.

— Toi, t'es un soldat. Moi, un magicien. On va chercher des bâtons et on fait semblant de se battre, et si on se fait toucher, on meurt. On va chercher des gens avec qui jouer !

Ils s'étaient exécutés, à cœur joie. Les règles du jeu précisaient qu'il fallait plus de soldats que de magiciens pour jouer convenablement. Kim s'était armé d'une branche robuste, fendu au bout qui formait une fourche, avant de crier dans toute la cour à quoi son ami et lui allaient jouer et qu'ils cherchaient des volontaires pour s'amuser avec eux.

Quelques minutes avant la sonnerie annonçant la reprise des cours, un regroupement d'élèves de tout âge avait envahi le préau. Face-à-face, les soldats devant les magiciens. Ammanuel souriait de toutes ses dents, avec six autres de ses copains. Il n'avait pas de bâtons dans les mains.

Les soldats avaient été une vingtaine, et trépignaient derrière Kim. Il avait brandi sa branche d'arbre devant lui, avant de se jeter sur son ami en rigolant, se moquant d'Ammanuel car il n'avait pas trouvé de bâton pour se battre.

La suite était un peu plus confuse. Kim se rappelait des cris, des rires, mais surtout de la douleur violente qui avait mordu sa joue. Il avait lâché sa branche dans une chute : certains enfants lui avaient marché dessus en voulant se jeter dans la mêlée.

Les enseignants étaient rapidement intervenus, séparant en hurlant sur les deux groupes. Quelqu'un avait violemment attrapé Kim par l'avant-bras, le forçant à se redresser. Il avait vu du sang – son sang – sur le sable jaunâtre. La douleur était encore vive, mordante. Kim n'avait pas lâché une larme.

Ils avaient été rapidement convoqués chez le proviseur, Ammanuel et lui. Quand cet homme au regard glacial et lugubre leur avait ordonné de lui donner des explications, Ammanuel avait de manière insouciante répondu :

— Monsieur, on voulait juste faire comme les grands ! On voulait se battre, comme les adultes, à Port-Vieux ! J'ai toujours rêvé d'être un magicien et d'aller me battre. Mon papa en est un, de soldat-magicien, et pas moi : c'est injuste !

Il n'avait pas revu Ammanuel depuis. Il n'était plus jamais retourné à l'école. Lui et sa famille avaient comme mystérieusement disparu. Kim n'avait pas osé demander aux adultes où était son meilleur ami : les enseignants de son école avaient comme oublié l'existence d'Ammanuel, tous comme ses parents et les autres habitants du village. Toutefois, un jour, il entendit une rumeur qui prétendait qu'Ammanuel avait rejoint son père à Port-Vieux : mais cela n'avait absolument aucun sens pour Kim. Cela l'avait révolté. Son ami était bien trop jeune pour aller réellement faire la guerre, n'est-ce pas ?

Ce jour-là, Kim avait compris que la guerre toquait finalement à toutes les portes.

Il frôla la cicatrice, les yeux rivés sur cette légère marque sur la peau mate de sa joue, imprécise dans la pénombre de cette salle d'eau étriquée et débordante d'humidité. Le vestige d'une autre époque. Kim esquissa un léger sourire. Qu'était devenu Ammanuel ? Où était-il passé ? Pourraient-ils se reconnaitre s'ils se recroisaient, un jour ? Il l'ignorait. Son ancien ami lui manquait, parfois, quand les souvenirs d'une époque innocente refaisaient la surface. Ammanuel se souvenait-il encore de lui d'où il se trouvait, malgré les années passées ? Kim laissa la morsure de la nostalgie se refermer sur son âme, en souriant à son reflet piégé dans ce miroir fêlé.

Quand l'appel au combat l'avait supplié de donner son corps et son cœur à la patrie, Kim venait d'avoir vingt-trois ans.

La guerre civile ravageait le pays depuis son enfance. La République Talentienne se déchirait, entre Républicains et ceux qui se faisaient appeler "les Novateurs" : des individus qui pillaient ses terres, qui rasaient les villages où vivaient ses confrères, au nom d'une liberté insensée et corrompue. Kim les détestait de tout son être, depuis le jour où il avait compris toutes les facettes de la guerre civile. Kim n'avait pas eu le temps d'hésiter : il venait d'obtenir son diplôme en ingénierie mécanique. L'armée l'appelait.

Il n'était pas né Destructor, ni Manipulator, mais peu importe.

L'armée avait besoin de lui, et Kim se jeta passionnément dans ses bras. Bien évidemment, ses parents étaient horrifiés à l'idée d'imaginer leur fils déchiqueté par les balles sur un champ de bataille, au sommet d'une montagne de cadavres anonymes, comme on dépeignait le sort réservé aux soldats républicains dans les journaux, mais Kim n'avait rien voulu entendre. Son père s'était lamenté, en se prenant la tête dans les mains :

— Pourquoi es-tu têtu comme ça ? Pourquoi ne veux-tu pas faire comme ton jumeau, et fuir ce pays maudit dès la première occasion ? Ils cherchent des ingénieurs talentueux comme toi aux quatre coins du monde !

Kim n'avait rien dit, se mordant la langue pour ne pas laisser échapper une réplique cinglante.

Il se souvint des larmes de sa mère quand il avait sauté dans la fourgonnette pour rejoindre le camp de recrutement le plus proche, un simple sac en toile contre son épaule, contenant le peu de choses qu'il avait voulu garder avec lui. Son père était resté de marbre pendant leurs adieux expédiés par l'urgence des soldats, qui ne faisaient que répéter qu'ils n'avaient pas le temps, que d'autres volontaires attendaient dans des villages à des lieues d'ici. Kim avait retenu ses sanglots comme il avait pu, serré entre deux autres hommes au regard vide. Le trajet avait été atrocement long. Il avait rejoint Saint-Yahare, le chef-lieu de l'Inopannie, avant la tombée de la nuit.

Cela faisait deux jours qu'il était parqué dans ce camp monté expéditivement, dans un champ à l'écart du centre-ville. La campagne de recrutement était plus longue qu'il avait pu l'imaginer. Kim fouilla dans la poche de son pantalon et en sortit un bout de papier, où une écriture hâtive et brutale lui confia un secret : il était convoqué demain, à dix heures, pour son enrôlement.

Kim se regarda une dernière fois dans le miroir, et s'adressa un sourire confiant.

Demain serait le début de sa nouvelle vie.


À plusieurs centaines de lieues de Saint-Yahare, un râle surgit et déchira le mutisme des ténèbres. Il ricocha en premier temps entre quatre murs de béton nus et gorgés d'humidité, avant de s'enfuir dans la futaie coupée du reste de la civilisation, où se trouvait la bâtisse. Ce n'était qu'un gémissement, qui s'intensifia jusqu'à s'en transformer en un cri horrible, voire inhumain, le reflet d'une lente et affreuse agonie.

Mais personne ne pouvait l'entendre crier à l'aide.

Puis, un craquement, suivi d'un autre. Enfin, un bruit sourd, comme si quelque chose s'affaissait. Et le silence. Un silence abominable, répugnant, tout juste brisé par un soupir lassé.

La mélodie de l'échec.

Hôte & ParasiteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant