Joseph +...= Sergei ?

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-Bien maintenant prend une grande inspiration et détends toi"

Les mots flous flottent au dessus de ma tête. Je regarde la femme qui vient de parler. Je me sens étrange, décalée comme si plusieurs années s'étaient écoulées en quelques secondes, je regarde autour de moi. J'ai une migraine terrible, la lumière est trop vive et les murs clairs ne m'aident pas à me sentir mieux.

Je me redresse m'attendant à sentir mes os craquer comme ils ont l'habitude de le faire mais au lieu de cela, pas un bruit, même pas une petite douleur de la part de mes membres jusque là débiles. Je ne comprends pas immédiatement pourquoi je ne ressens pas les effets de ma stupidité sur mon corps torturé et tordu puis je regarde mes mains juvéniles dépourvues de broche et de cicatrices, elles ne sont ni torturées ni tordues, plus étonnant encore je parviens à les plier presque sans y penser, assurément sans douleur. Je décide de tenter quelques pas au risque de tomber à cause de mes jambes qui, j'en suis sûre pour les avoir longuement observées, sont flasques et inutilisables, mais au lieu de cela je me découvre des jambes musclées et fermes. Des jambes qui ont souvent été utilisées pour courir, pour sauter, pour danser. Je souris stupidement ne parvenant pas à croire qu'il ait réussi à réparer mon corps, qu'il ait réussi ce tour de magie. Mais mon père m'avait promise que je pourrai à nouveau courir sur mes jambes et quitter mon fauteuil roulant pour de bon. Les docteurs me disaient que je ne marcherai plus, j'avais aujourd'hui la preuve que mon père avait raison et qu'ils avaient tort. Heureuse, je commençais à rire pour m'arrêter presque aussitôt, c'était étrange, je ne reconnais pas ma voix. La femme aux cheveux gris me regardait avec un demi sourire sur le visage, mi-encourageant mi-compatissant. Elle ouvrit la bouche me permettant de voir sa dentition régulière :

- Alors c'est comment? "

Je m'éclaircis la gorge avant de répondre :

- Grisant. Je peux bouger sans avoir mal ça faisait longtemps depuis... les larmes me montaient aux yeux et l'image d'une femme souriante apparue devant mes paupières clauses, depuis ce jours là, finis-je par dire.

- Je vois, elle prend une voix grave, soupire, puis reprends légèrement enjouée, il faut que je te prévienne de quelques petites choses avant de te laisser vaquer à tes occupations. "

Elle me regarde sans ciller, attendant que je porte toute mon attention sur elle, alors je la dévisage en retour. Je remarque pour la première fois ses lèvres rose et fines, ses yeux marron et fades, elle est quelconque. Je ne saurais dire si je l'ai déjà vu avant mais il me semblait bien que ça ne soit pas le cas. 

- Nous avons réussi quelque chose de... grandiose. Il y a quelques semaines de cela tu es tombée dans le coma, ton père, elle dit ces deux mots pleine d'admiration, a alors décidé de transplanter ton claustrum, siège de la conscience, dans la tête d'un autre enfant. Le temps pressait, nous n'étions même pas sûre que l'opération fonctionnerait mais c'est le cas. Il y aura peut-être des effets secondaires, si c'est le cas n'hésites pas à arrêter un adulte sur ton chemin, il t'emmènera ici. "

Je la regarde effarée, si je marche, si je bouge sans souffrir c'est parce que j'ai volé le corps de quelqu'un ?

La dame me regarde encore, elle me fixe, essaie de sonder mes émotions mais semble perdue. 

Je la fixe également aussi perdue qu'elle, puis je tourne les talons et m'enfuie. 

Elle commence à se lever, pour m'arrêter peut-être, mais je suis plus agile et plus rapide qu'elle.

Je cours, je sens les pulsations de mon cœur dans mes veines, ma gorge est sèche, mes poumons me brûlent, mais je savoure ces douleurs que je n'ai pas pu ressentir pendant si longtemps. Je cours depuis un moment déjà. Je ne sais pas exactement depuis combien de temps. J'ai couru au hasard, je suis totalement perdue. Je lève la tête et tente de trouver un quelconque repère. Je ne connais pas cette partie du bâtiment, de toutes façons je ne parviens pas à me souvenir de beaucoup de choses depuis quelques minutes. Comme si tout s'effaçait petit à petit comme les marelles crayeuses d'une cours d'école, un samedi pluvieux. 

- Qui es-tu ? "

Je sursaute, c'est sûrement un effet secondaire comme l'avait dit la dame. 

Il n'y a personne dans le couloir, et puis je ne veux pas l'aide des adultes, ils ne créent que des soucis. Alors silencieusement je réponds à cette petite voix timide du fin fond de ma pensée. Je lui raconte tout ce que je sais, il m'écoute, calme. Il m'impressionne, je lui ai volé son corps, sa vie, mais il ne m'en veut pas. Je parviens à savoir certaines choses sur lui, certains de ses sentiments, nous partageons le même cerveau après tout, et quand il pense à moi il n'éprouve pas de colère. Il m'étonne.

Je suis debout en plein milieu de ce couloir interminable depuis maintenant une demi-heure, si quelqu'un vient à passer il se posera assurément des questions et me demandera de le suivre, et je serais forcé de leur parler de... Joseph.

Il ne parle plus, c'est étrange, mais je le sens toujours comme s'il se fondait en moi.

Je regarde autour de moi, encore, je tourne sur moi même. Je tourne et tout s'efface. Je tourne et je peux tout recommencer. Je tourne et j'oublie.

Je ne suis plus une voleuse malgré moi mais une partie de cet être qui me précédait.

Joseph a compris. Il ne m'en veut pas. Il m'accepte en lui. Je suis lui. Ou plutôt nous sommes. C'est suffisant. Je ne suis plus la petite fille handicapée, mais je ne suis plus Joseph non plus. Nous sommes quelque chose de nouveau, nous devons nous mettre d'accord sur un nouveau nom, nous sommes... Sergei.

Parce que les mots ont du pouvoir sur les gens, les noms sont les plus puissants. Sergei sera fort, assez fort pour se protéger lui-même. Il ne dépendra de personnes, il ne craindra donc pas ce qui nous est arrivé. Il est nous mais nous ne pouvons pas rester avec lui. Nous lui laissons notre place avec comme unique ordre: "vit librement.".

Nouvelle ÈreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant