Leslier se retrouva presque mis à la porte par l'enthousiasme d'Othello, avec pour seul point de repère son antique navigateur – dont il espérait fortement qu'il ne le lâcherait pas au beau milieu du trajet. Sitôt dehors, il se rappela pourquoi il détestait les rues des Profondeurs et ne sortait pratiquement jamais : tout était trop. Juste trop. Et en permanence, sans aucun répit possible. Comme si tous ses sens hurlaient à l'unisson pour lui réclamer un calme impossible à trouver...
Trop d'odeurs qui agressaient inutilement les narines : l'algue était évidemment ce qui dominait, mais on se trouvait également écœuré par les relents des stands de nourriture dressés à la va-vite dans tous les recoins. À cause du manque de place, personne ne s'embarrassait d'une véritable échoppe, et le moindre interstice était prétexte à griller ce qu'on avait sous la main pour faire du troc. Et mieux valait ne pas demander ce que contenaient réellement les brochettes sur les étals.
Trop de sons différents qui venaient se heurter dans ses oreilles pour embrouiller son cerveau déjà fatigué par ses migraines : le mélange de français, d'anglais et d'espagnol le forçait à une gymnastique cérébrale perpétuelle – surtout que les doses de chaque langue variaient en fonction des individus et des situations.
Trop d'informations visuelles contradictoires qui ajoutaient à sa confusion : comme la plupart des gens ne savaient pas lire, tout était indiqué à l'aide de pancartes au tracé plus qu'approximatif, exigeant une imagination débordante pour comprendre où aller et qu'y trouver. D'autant plus que personne ne songeait à retirer les anciens panneaux avant d'en ajouter des nouveaux... et que l'éclairage faiblard aux néons n'était guère suffisant pour déchiffrer les dessins sans s'écorcher les yeux au passage.
Et enfin, trop de monde : rien que ce critère aurait suffi à décourager Leslier... Trop d'effleurements affolés, allant du simple contact prolongé à la franche bousculade provocatrice. Le jeune homme n'avait jamais aimé la foule, et ce n'était pas la population des Profondeurs qui allait l'en guérir : ici tout le monde se bousculait sans ménagement et sans excuse, estimant que si chacun se contentait de tracer son chemin, tout le monde parviendrait d'une façon ou d'une autre à destination.
Comme à chaque fois qu'il essayait de sortir, Leslier se trouva vite compacté par la foule qui piétinait sans but. Lentement mais sûrement, il fut éjecté par le flot blafard semblant posséder sa volonté propre, et se résigna à se mettre à l'écart pour reprendre des forces. Pour cela, rien de plus simple : il suffisait de s'approcher des parois de l'étage, car personne n'était assez fou, stupide ou suicidaire pour vouloir s'approcher des grandes vitres transparentes donnant sur l'extérieur.
Sauf Leslier. Le jeune homme aimait la vue qu'on avait depuis les Profondeurs sur la Subaqualopole Atlantique-Est – ou Subaqualopole Yinglin-Lafayette-Rochester pour les intimes – la trouvant apaisante au milieu de tout ce chaos ambiant. Pratiquement plus personne ne se souvenait qu'elle portait ce nom, et encore moins de gens savaient à quoi ces termes faisaient référence ; une phase de l'histoire de l'humanité depuis longtemps oubliée, datant de l'époque Pré-Invasion... Leslier se sentait attristé par cette perte de mémoire collective : les habitants utilisaient des langues dont ils ignoraient tout, sans savoir pourquoi l'une ou l'autre dominait encore dans leurs esprits ; leurs bouches étaient devenues le champ d'une bataille perdue d'avance entre l'avenir et le passé... À l'image de cette cité sous-marine qui constituait l'un des derniers refuges de l'humanité : un assemblage hétéroclite de technologies de pointe dont les secrets étaient perdus depuis longtemps, et d'appareils vétustes dont la robustesse leur avait permis de traverser les âges de manière éhontée.
Même en tordant la tête vers le haut, Leslier ne parvenait pas à apercevoir les étages supérieurs. Il savait qu'au-dessus des Profondeurs se trouvait le Rivage, un ensemble d'étages paisibles réservés à la partie éduquée de la population qui assurait le maintien quotidien de la cité. Et encore au-dessus, se trouvait la Surface, les étages réservés à l'élite politique dirigeante ; des étages si près du niveau des terres qu'on pouvait voir le reflet trouble du Soleil à travers l'ondée... Une idée difficile à envisager au niveau auquel il se trouvait, où les ténèbres régnaient de façon incontestée sur l'océan, le transformant en nuage poisseux et inquiétant. Et ce n'était même pas le niveau le plus profond : encore plus avant dans l'obscurité s'étendaient les Abysses, des niveaux inhabités dédiés à la maintenance de la cité et au stockage des Mesmers ; les rumeurs prétendaient également qu'il s'agissait du repaire de la lie de l'humanité, une fois qu'elle n'avait plus nulle part où aller...
Pourtant, Leslier décelait une certaine forme de beauté dans ces ténèbres : il aimait guetter les rares lumières vacillantes des poissons des profondeurs venant frôler les vitres de la cité, rappelant l'existence d'une vie – quoique monstrueuse – au-delà du métal ; il se sentait également admiratif devant les collecteurs d'énergie de marée, fleurissant autour du pilier central comme autant d'excroissances permettant de maintenir l'immense structure en place. À cause de ces bras difformes, la Subaqualopole avait été affublée du doux surnom d'Octopus ; Leslier trouvait ce pseudonyme laid et ennuyeux, mais pour une raison mystérieuse il était omniprésent dans les Profondeurs, à tel point que personne n'utilisait plus son nom officiel. Encore une lente dérive de l'humanité dont Leslier ne parvenait pas à se réjouir...
Le jeune homme serait bien resté encore des heures à contempler les ouvriers en scaphandre réparant la grande dame de métal qui leur permettait de vivre, mais il sentait qu'on l'observait. Il tourna discrètement la tête et croisa le regard d'un Protecteur non loin. Il se détourna aussitôt, et dut se résoudre à se diriger à nouveau vers la foule aussi déchaînée que les flots.
Les Protecteurs devenaient paranoïaques sitôt qu'on restait trop longtemps près des vitres. Avaient-ils peur qu'un individu malintentionné tente de les briser ? Ils devaient pourtant savoir que c'était impossible. Ces vitres n'étaient pas en verre ordinaire, car aucun matériau banal n'aurait pu supporter une telle pression à d'aussi grandes profondeurs : il s'agissait en réalité d'un métal spécial en nanomatériaux traité pour être transparent aux yeux des humains. Si même l'océan ne parvenait à l'érafler, ce n'était pas un humain pathétique qui allait y parvenir. Encore que, l'océan réussissait à gagner, plus souvent que les humains n'aimaient l'admettre : dans les Profondeurs, les inondations étaient fréquentes et aussi dévastatrices que mortelles ; la seule solution mise en place par le Rivage avait été de découper chaque niveau en sections, chacune pouvant être isolée à l'aide de blindages jaillissant du plafond. Le même métal qui protégeait les humains un jour pouvait donc tout autant les condamner à la mort le lendemain... D'où une certaine morosité ambiante qui hantait les Profondeurs.
Mais personne n'osait la manifester ouvertement. Car si les émetteurs des Protecteurs n'étaient pas déjà une menace suffisante – infligeant des migraines terribles pouvant aller jusqu'à rendre aveugle – les yeux des Mesmers étaient là pour éveiller et maintenir l'effroi au cœur des ténèbres. Leslier n'osait évidemment pas croiser leur regard. Il sentait les créatures, flanquant les Protecteurs comme des armes chargées et dont on aurait retiré le cran de sûreté. Les Mesmers de patrouille étaient masqués, mais le reflet surnaturel de leurs yeux bleu électrique ne trompait pas sur leur véritable nature : un seul ordre de la part de leurs maîtres, et ils pénétreraient dans le cerveau de leur victime pour lui infliger mille tourments.
Comment se battre contre un ennemi qui pouvait retourner vos propres pensées contre vous sans même vous toucher ? C'était l'impasse à laquelle avait été confrontée l'humanité il y a plusieurs siècles de cela, lorsqu'elle avait dû faire face à l'Invasion. La seule solution que les humains d'antan avaient trouvée : rendre la surface de la Terre inhabitable. Si ces aliens désiraient tant leur planète, ils allaient devoir se contenter de son cadavre, tandis que les humains s'abritaient sous les océans, emportant des esclaves parmi leurs ennemis comme trophées. Ainsi avait commencé la glorieuse ère des Subaqualopoles... pour terminer dans l'odeur rance de l'algue.
Le navigateur de Leslier sortit le jeune homme de sa rêverie avec son alarme stridente : il avait apparemment pris la mauvaise direction. Il revint à lui, et malgré tous ses instincts qui lui hurlaient le contraire, il s'engouffra dans les rues des Profondeurs pour trouver le bar de l'Arcadie.
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La Cité des Mesmers
Science FictionJusqu'où iriez-vous pour fuir votre passé ? Suite à une invasion d'extraterrestres aux capacités télépathiques appelés les Mesmers, l'humanité a été obligée de se réfugier dans des cités sous-marines. La distance avec la surface de l'eau détermine...