Fragment D'histoire 5

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Le lundi il faut bien y retourner. Cassie au lycée, Colin au bar. Sophie n'aime pas s'attarder dans la tristesse. Un bref arrêt puis on repart. Il faut avancer. Alors elle fait son plus grand sourire et s'exclame :

- Passez une bonne journée !

Personne ne répond. Même Colin ne s'encombre pas de politesse inutile.

Un pied devant l'autre, les baskets trempés, les cheveux mouillés, le visage ruisselant, Cassie avance. Mais pour aller où ? Pour quoi faire ? Bordel, qu'est-ce qu'elle fout là ?

Elle met ses questions à terre, les piétine, il faut le faire alors elle le fait. Elle avance. Un pied devant l'autre. Elle franchit le portail, elle arrache son âme, la donne à un vieil inconnu en entrant. Maintenant il faut penser comme ça et pas autrement. Elle s'assoit sur une chaise, remplit son crâne. Elle se demande comment ça peut encore entrer avec tout ce qu'il y a déjà.

Il faut écouter alors elle met ses pensées à ses pieds. Pas bouger. Elle écrit des phrases qui n'ont pas de sens. De toute façon, il n'y a pas besoin que ce soit censé. Il suffira de revomir les mots. Apprendre par principe.

Cassie regarde autour d'elle. Tout le monde parle. On se passe des mots, on attend que les aiguilles tournent, on tape le voisin d'à côté. Putain Hugo, rends-moi ce cahier ! On glousse, on se cherche, on se trouve, on rit et on sourit. Des commérages un peu partout. On fout la tristesse à genoux. On la tabasse. Tu ne dois pas faire de bruits, Tristesse. Pas maintenant. Pas ici. On la bâillonne jusqu'à ce soir.

Mais Cassie la voit bien, La Mélancolie, si rouge, sur les poignets de Maé. Elle sent l'odeur de fumée s'échapper du cœur, si gris d'Elie. Elle peut toucher le poids lourd des nuits si noires sous les paupières de Pierre. Elle peut ressentir le goût de la morosité sur les lèvres d'Ève.

Elle peut l'entendre, Tristesse qui crie. Cet air de blues qui tourne en boucle. Ces bouches liées qui hurlent toutes en même temps. Ça lui fait mal à la tête. Elle essaye de boucher ses oreilles. Les adultes n'en ont-ils rien à faire ? Ou ont-ils autant mal que Cassie en entendant ce vacarme ?
Ne surtout pas regarder la réalité en face. Foutre la jeunesse au sol. La lyncher, l'étriller, la cogner, jusqu'à ce qu'elle saigne, jusqu'au dernier souffle. Et lorsqu'elle sera assez amochée, lui ouvrir la porte en lui souhaitant la bienvenue. Bienvenue dans le monde des adultes. Bienvenue dans le monde des lasses, des cassés, des désabusés.

Le professeur passe entre les rangs, il rend un contrôle. Lorsqu'il s'arrête devant Cassie, elle a peur, le cœur qui bat un peu plus fort, les mains moites. Puis la sentence tombe, aujourd'hui elle est un neuf. Trop confuse, trop contradictoire, pas assez soignée. Elle peut faire mieux. Elle peut être mieux.

Ça y est, Tristesse revient. Elle danse autour de Cassie. Elle lui crie : "regarde-moi". Mais pas maintenant, pas ici. Ce n'est pas le moment. Les pleurs se préparent avant l'avalanche. Elle ferme les yeux. Respire profondément, Cassie. Inspire. Expire. Inspire. Elle compte pour se calmer. Un. Deux. Trois. Quatre. Elle s'arrête. Elle n'a jamais aimé les chiffres.

Lia lui donne un coup de coude.

- Cassie, tu vas bien ? chuchote-t-elle.

Non, Cassie ne va pas bien. Elle a envie qu'elle s'étouffe avec sa gentillesse à deux balles. Elle est en colère. Elle a la rage, Cassie. Si tout le monde sait, pourquoi personne ne bouge ? Elle observe son professeur. Elle a envie de le prendre dans ses bras. Elle a envie de lui crier dessus. Pourquoi vous ne bougez pas ? Bordel, regardez-vous ! Regardez-nous ! Vous croyez vraiment qu'on est différents ? Mais elle se reprend. Elle ravale tout.

- Oui. Très bien.

Lia secoue la tête.

- Tu es sûre ? Ça n'a pas l'air d'aller.

Cette fois, c'est trop. Cassie roule sa tristesse en boule, la jette de toutes ses forces sur Lia ou bien sur le monde. Quelle est la différence ?

- Comment tu veux que j'aille bien ! Regarde-nous ! Tu crois vraiment qu'on peut aller bien ? Le monde crève, pourquoi on est là, hein ?! Tu peux me dire ce qu'on fout là !? Le jour où une poignée d'entre nous aura réussi à devenir des putains d'ingénieurs, la Terre sera déjà en train de crever ! Personne n'en a rien à branler de nous ! Tu crois que toutes ces notes, toute cette pression, tous ces devoirs, sont là pour nous aider !? L'école est un anesthésiant. Regarde-nous ! Regarde-le, dit-elle en montrant son professeur d'un mouvement de tête. La seule chose qu'on nous apprend c'est à fermer notre gueule.

Sa poitrine se soulève à intervalles régulier. Elle a une furieuse envie de pleurer.

En regardant autour d'elle, elle prend conscience que tout le monde l'a entendue. Tout le monde se tait. Un silence absolu flotte.

Maé tire les manches de son pull. Elie secoue la tête. Pierre frotte ses yeux. Ève se mord les lèvres. Ils rapprochent leur tristesse un peu plus près. Elle vient se blottir dans leurs entrailles. Tristesse ne reste jamais trop loin. Cassie est même sûre de voir un enfant courir vers son professeur. Elle est sûr de le voir se réfugier près de son cœur.

Une larme coule. Elle murmure :

- Je suis désolée...Je ne voulais pas...

Ses yeux se ferment. Du marron. Partout. Une boîte. Un corps.

- Je suis désolée, répète-t-elle. C'est juste que... Pourquoi il est mort, hein ? demande-t-elle tandis que les larmes affluent sans discontinuer. Pourquoi ?!

Elle sait bien que personne ne comprend, qu'ils doivent tous la prendre pour une folle. Personne ne sait pour son père.

Elle renifle, cache ses sanglots derrière ses petites mains. Son professeur dépose sa grande paume sur son épaule. Il la serre. Un peu. Pas trop fort. Il lui donne un mouchoir avant de dire avec un petit sourire :

- Sortez Cassie, vous en avez besoin.

Il l'accompagne devant la porte et la referme derrière lui.

Il soupire :

- Parfois il y a trop de choses : on explose. Ne vous excusez pas pour ça. Il faut bien quelques explosions pour bâtir de nouvelles choses.

Il sourit de toutes ses dents. Un sourire rassurant.

- Ça va aller, Cassie.

Puis il part, la laissant dans le bureau de l'infirmière. Seule. Encore une fois. Elle repense à ce que son professeur lui a dit. Elle est presque sûre que ce n'était pas lui qui parlait. C'était ce petit enfant. Ce petit enfant abandonné sur le bord du chemin, les mains pleines de fleurs, les yeux pleins d'espoirs, la tête pleine de rêves, le cœur plein de révolte, prêt à changer le monde.

Les Feuilles Mortes - RantbookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant