10. La pesée

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Sur quoi j'ai écris :




Fauve vient de descendre du taxi, son sac à main lourd d'une Royal Oak. Elle a fait ses recherches. Elle ne sait pas exactement ce que Gaby voit en elle, mais c'est cher. La montre se revend jusqu'à presque 50 mille dollars. Elle devrait faire ça, la vendre et garder l'argent pour payer ses dettes. Sauf qu'elle n'a pas eu la force de s'en occuper. Depuis sa rencontre avec le joueur de poker, elle a eu du mal à retourner au club.

Karl va-t-il accepter la montre ? Si elle n'avait pas refait sa manucure récemment, ses cuticules y seraient passés. Elle avance jusqu'à l'entrée de l'hôtel particulier qu'il habite dans le 6ème arrondissement, la boule au ventre. Ce n'est pas comme ça qu'elle imaginait redresser la barre, enterrer sa mère, son déshonneur et ses dettes. Elle ne sait pas ce que Karl lui réserve ce soir, à part que leur relation s'est dégradée ces derniers temps. Malgré tout, elle n'a aucun doute sur ses intentions.

C'est devenu une habitude. Je suis ce que tu vois de moi. Le reste est flottant, un secret honteux qu'elle ne partage qu'avec la peinture écaillée de ses murs. Ce n'est pas vraiment elle, juste un spectre, à peine une doublure. Quelle importance. La place dans les gradins est trop chère, on la jettera dans l'arène, ou elle restera dans ses souterrains.

La nuit tombe sur Paris quand elle pousse le petit portail en fer forgé et pénètre dans la cour intérieure bordée de hauts murs de pierre. A l'intérieur, les arbres centenaires coupent la bâtisse du monde, et projettent sur le petit chemin de gravier leurs ombres effilochées. L'hôtel se dresse face à elle, sa façade de pierres déjà sombre percée par endroit de la lumière orange des hautes fenêtres. Elle sonne à la porte épaisse, et attend, les mains dans les poches de son pantalon de tailleurs marine - appartenant à la garde robe de sa mère, comme tous ses autres vêtements.

Les minutes s'étendent, et elle n'ose pas sortir son téléphone, de peur de se faire surprendre par l'ouverture de la porte. Il fait froid dehors, surtout qu'elle n'a pas pris de veste. L'air de la nuit fait grimper la chair de poule sur ses bras laissés nu par son haut noir sans manches. Elle toque à nouveau, plus fort cette fois, et retient sa respiration pour écouter ce qu'il se passe à l'intérieur.

La poignée s'abaisse soudainement, et Karl apparaît devant elle, chemise de coton claire, pantalon café, et grand sourire.

"Alice ! Comment vas-tu ma belle ?"

Son dos se rigidifie quand il la serre contre lui, en la piquant au passage de son parfum épineux. Il semble détendu, ravi de la voir chez lui comme à chaque fois qu'il en a l'occasion. Karl lui ouvre la porte avec un geste d'une élégance pratiquée, puis la guide vers un long couloir couvert de tapis turcs et d'antiquités. Les salles défilent. La cuisine, occupée par plusieurs personnes et le bruit frémissant des casseroles. Le bureau, et les braises de leur dernier échange. Elle le suit, passivement, l'enfoncer plus profondément dans les entrailles du manoir.

La largeur de son dos est à peine esquissée par le tissu fin de sa chemise estivale. Karl a le physique d'un nageur, épaules et bras épais, dos large, taille fine et longues jambes musclées. Il doit approcher la cinquantaine maintenant, mais pas la moindre trace de ventre pointe au-dessus de sa ceinture. A ses mouvements fluides, sa manière de se tenir droit, Fauve parie sur minimum deux heures de sport quotidiennes.

Sous le regard des portraits anciens, Alice repense à sa mère. Les yeux rivés sur les marches du grand escalier, elle se demande si ses pieds se sont posés sur ces pierres, et à quel endroit. Elle pourrait presque entendre l'écho de ses pas, visualiser le chemin qu'elle prenait pour fondre le désir et l'opportunisme. Elle qui devait bien le suivre jusqu'au bar, jusqu'au piano, pour s'agenouiller ou se faire plaquer contre un mur. Elle se demande si elle était angoissée, comme elle, en attendant l'étincelle, ou bien si elle était aussi détachée qu'elle en donnait l'air, silencieuse et froide, le visage toujours figé d'un air indifférent. Elle se demande si elle l'a déjà fait sobre, et se dit qu'elle aurait dû boire un peu plus avant de partir, histoire d'être plus à l'aise dans son rôle.

Caféine [Nanami x OC]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant