4} Nadège

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Nous sommes plutôt bien logés, même si ce n'est pas comparable à ma chambre. Les quatre filles - dont moi - sommes réunies dans un dortoir. Chacune d'entre nous possède une armoire garde-robe déjà fournie, un lit simple, une table, une chaise et une étagère. Je n'ai rien de chez moi - enfin, de ce que je croyais être chez moi depuis tout à l'heure - mais les Aides féminines arrivent avec de grosses valises. Elles les déposent, une devant chaque lit, et Adèle, une grande perche à la chevelure noire en tresse, déclare :

- C'est là-dedans que sont toutes vos affaires d'avant votre départ, il y a trois ans. Pour les vêtements, il y en a des propres et à vos tailles dans l'armoire.

Elle nous observe l'une après l'autre avant d'ajouter :

- Le dîner sera servi à 19 heures. À tout'.

Sur ce, elle fait demi-tour, suivie des deux autres : une blonde nommée Laura et une autre, châtain sombre aux yeux noisettes appelée Natacha.

Je m'approche lentement de ma mallette comme si elle risquait d'exploser. Elle va certainement m'apprendre des choses sur mon vrai passé et pourtant j'ai peur d'y découvrir ma véritable personnalité et ma véritable vie. Maintenant que j'en ai une nouvelle...
Mes doigts tremblent en ouvrant la valise, mais ma volonté est affermie ; je vais le faire. J'ouvre le couvercle.
La première chose que je vois est un livre. Sur la couverture bleu marine, je lis en lettres argentées les mots L'histoire extraordinaire de l'homme particulier. Ce titre m'est familier. En ouvrant l'ouvrage, j'ai brusquement le sentiment d'avoir déjà lu ce roman des milliers de fois, de connaître la texture de chaque page par cœur, de savoir exactement ce que dit chaque personnage à chaque chapitre de l'histoire... mais en même temps il demeure inconnu à mes yeux neufs.
Sous ce livre, je trouve une figurine en bois représentant un tigre. Un tigre de Sibérie, complète mon esprit automatiquement. Comment je sais ça ? Je ne me rappelle pas d'avoir jamais lu une quelconque encyclopédie, vu un documentaire ou même aller dans un parc zoologique, ce qui n'est pas habituel chez moi...
À côté de la figurine trône une grosse encyclopédie des animaux sauvages. Ah.
Il y a aussi une couverture noire toute douce à l'intérieur, mais un peu abîmée par l'usage et par le temps, une lampe de poche bleu marine en bon état et une carte postale. Je prends cette dernière et inspecte sa photographie : une magnifique image des tours de La Rochelle. Je lis l'arrière avec émotion.

Ma chère Nadège,

Je sais que je te manque, et crois-moi, c'est réciproque.
Si tu savais comme j'ai envie de te rejoindre, de te serrer dans mes bras, de t'embrasser et de voir comme tu as grandi ! On m'a dit que William me remplaçait auprès de toi dans le rôle d'Aide. J'en suis ravi, c'est un jeune homme prometteur, consciencieux et agréable. J'espère que tout se passera très bien entre vous deux.
Ici, je vais à la plage tous les jours. J'aimerais vraiment t'envoyer une photo des baleines que je vois lorsque je vais en croisière sur la "Dulcinée", malheureusement, mon appareil photo n'a pas survécu à sa chute dans le sable. Mais ces prochains jours, je demanderais à Martin, le propriétaire du bateau, de t'en faire une avec son téléphone portable - je compte sur lui !

Je devrais être de retour fin août, mais rien n'est moins sûr. D'après Thérèse, ils ne peuvent pas m'autoriser à partir avant le 27 juillet, et je pense que j'aurais besoin d'encore plus de temps.
Je t'embrasse,
Charles, ton aide, ton frère qui t'aime.

Je repose la lettre, bouleversée. J'ignore qui est ce Charles, mais rien que lire son nom me fait un pincement au cœur. Si Will est toujours chargé de ma personne, cela veut dire que Charles n'est jamais revenu. La tristesse m'envahit pour cet homme dont je ne me souviens pas, mais que j'aimais certainement beaucoup, d'autant plus qu'il était pour moi comme un frère, selon la carte.
Je fouille encore dans la valise et en sors un bracelet de perles en bois grossières, et j'ai l'impression, encore une fois, que le contact entre la peau de mes doigts et les gravures sur les bijoux est familier. Comme si j'avais déjà caressé ces perles des milliers de fois. Je glisse l'objet autour de mon poignet et aperçoit un carnet à croquis, et un vieux T-shirt roulé en boule, un vêtement blanc à rayures turquoise, tout simple mais rempli de souvenirs.
Je le prends et enfouis mon visage dedans, chamboulée par toutes les émotions qui me reviennent à travers le contenu de cette mallette.

Le réfectoire est en fait une grande salle à manger avec une trentaine de places. Nous occupons déjà plus de la moitié de la place ; le reste est libre, comme si nous étions seuls dans la base. Le repas qu'on nous sert est constitué de pommes de terre, de haricots verts et de steak haché, avec en dessert des yaourts natures. Rien d'exceptionnel.
Aucun d'entre nous ne parle. Je crois que nous sommes tous sous le choc après la découverte de nos affaires.

Le portable de Matthias sonne, ce qui brise le silence profondément installé. Il sursaute et grimace en décrochant. Il s'éloigne, mais bizarrement, même alors qu'il est à cinq mètre au-delà de la table, j'entends son interlocuteur lui parler au téléphone. Il doit s'agit d'une jeune femme, si j'en crois à sa voix.

- Alors ? Qu'ont-t-ils répondu ?

- Ils acceptent tous. Ils ont l'air volontaires.

- Parfait. Mon supérieur sera content. Bon travail, Matthias.

- Je n'ai rien fait de spécial. Comment ça évolue ?

- Mal. Nous avons vraiment besoin de ces phénomènes.

- Pourrais-tu utiliser un autre mot que... « phénomènes » ? C'est...

- Je sais. Et ils ont pris comment la nouvelle ?

- Je ne sais pas tellement. Ils sont bouleversés, déstabilisés et effrayés, je pense. Voire en colère. Surtout Mat.

- Mmm, Matthieu a toujours été vif et... assez bourrin, en fin de compte.

Je me désintéresse de la conversation téléphonique et me met à paniquer. J'ai bien des capacités anormales : n'importe qui n'aurait pas pu entendre cette discussion.

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