5} Matthieu

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Je suis furieux. Pourquoi, je ne saurais pas le dire. Peut-être parce que j'ai l'impression - justifiée - d'avoir été manipulé depuis toujours.

Malgré tout, nous sommes bien nourris et logés confortablement, je ne peux pas me plaindre là-dessus. Après m'être douché, je rejoins le dortoir en passant une serviette dans mes cheveux bruns trempés. Adèle est là, en train de discuter avec un gars nommé Lilian. Elle a détaché ses cheveux qui tombent en une cascade lisse et noire comme de l'obsidienne de chaque côté de son visage fin. Elle tente de croiser mon regard et j'évite le sien scrupuleusement, ce qui lui fait froncer ses sourcils. Elle lâche un « on verra demain » à Lilian et se dirige vers moi d'un air agacé.

- T'arrête de tirer une tronche de trois kilomètres ? s'exclame-t-elle avec irritation. Je suis pas allée te chercher pour récupérer Grincheux !

- Merci, ça fait vachement plaisir comme comparaison...

- J'aurais pu trouver pire. Alors ? tu m'explique pourquoi tu boudes ?

- Je boude pas, je...

Elle m'interrompt d'un regard qui veut dire "nan, sérieux ?" et soupire.

- Allez, suis-moi.

Elle m'agrippe le poignet et m'entraîne vers l'extérieur du dortoir, puis vers l'extérieur de la base.
Nous nous retrouvons dehors, sous le ciel nocturne.

- Donc ?

- Donc quoi ?

- Tu sais, je... on se connait depuis nos huit ans, toi et moi, même si tu ne t'en rappelle pas. Tu peux me faire confiance.

- C'est pas le problème.

- Alors c'est quoi, le problème ?

Je détourne les yeux.

- Franchement, merci de m'aider. Je sais qu'il y a de quoi être tourmenté, mal à l'aise, mais... tu dois comprendre que c'est comme ça, un point c'est tout. Il n'y a pas d'autre solution que de faire ce qu'on te demande sans rien dire et sans poser de question.

Je l'observe un moment, toujours muet, et elle rougit.

- Arrête de me fixer comme ça, c'est gênant, marmonne-t-elle. Écoute, je veux bien te soutenir mais si tu ne me dis rien je ne peux rien faire pour toi alors...

- Je suis pas humain.

Elle se mord la lèvre.

- Ah, c'est ça le problème.

- Ouais.

- Je pense que tu peux te considérer comme un être humain. Tu l'as bien fait pendant trois ans...

- Basé sur des faux souvenirs, entouré de faux amis et d'une fausse famille. J'appelle pas ça bien.

- Certes. Mais tu es quand même humain au fond de toi. Tu n'es pas un monstre ni un animal. En tout cas, pas à mes yeux.

Je sens une bouffée d'affection pour Adèle. Quelques souvenirs fugaces remontent dans mon esprit, si vite que je ne discerne que les émotions qui y sont présentes. Joie, loyauté, bonheur, amitié, courage et... amour. Une pensée s'installe dans ma tête. Peut-être qu'avant mon départ, Adèle et moi étions... plus qu'amis ? Cette incertitude me désespère. Elle sait tout, je ne sais rien. C'est vraiment irritant.

Les yeux ouverts dans l'obscurité, je repense à ma famille. D'accueil, je veux dire.
Dans ce monde qu'on m'a inventé, j'avais une petite sœur de quatre ans, Fanny. Mes parents étaient séparés mais en bonne voie pour se remettre ensemble. Je passais mon temps avec mon cousin Gaël. Mais c'est fini. Tout ça n'existe plus. Je n'ai plus qu' Adèle. Adèle...

Le lendemain matin, au environ de sept heures, Matthias débarque dans le dortoir en hurlant un « On s'lève les jeunes ! » tonitruant et fait demi-tour dans le couloir après, bien sûr, avoir allumé la lumière.
Je grommelle et enfouis mon visage dans mon oreiller mais rien à faire, je suis parfaitement réveillé et rien ne fera changer mon cerveau d'avis.
Je me lève et m'approche de mon armoire que je n'ai pas ouverte depuis mon arrivée. Elle contient des vêtements propres à ma taille : sweat-shirt, T-shirt, jean, jogging, baskets et casquettes.
J'enfile une tenue convenable et je suis les autres vers le réfectoire pour le petit déjeuner.
Là encore, le repas est tout simple et simplement bon. Du pain, du beurre, de la confiture, du chocolat, du lait, des jus de fruits, de la pâte à tartiner, des muffins...
Je me sers tranquillement, essayant de dissimuler mon trouble quand Adèle entre dans la pièce. J'évite son regard et tartine une tranche de pain grillé - un peu trop, elle est noire sur le dessus - de beurre, me retenant de râler parce que c'est du beurre doux. Partager un petit déjeuner avec des gens qu'on connait à peine, dans cette ambiance tendue quoiqu'un peu chaleureuse, c'est vraiment la chose la plus bizarre qu'il me soit arrivé. Le petit déjeuner, c'est presque intime. On sort doucement du sommeil, on réveille nos papilles avec des aliments goûtus dont on ne profite qu'à cet instant, généralement entouré de ceux qu'on aime le plus. Or là, ceux qui sont autour de moi sont des inconnus. Des inconnus qui sont pareils que moi. Des inconnus qui me connaissent mieux que quiconque ailleurs. Ça fait froid dans le dos.

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