6} Sarah

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C’est ce matin qu’ils vont nous injecter le sérum permettant de recouvrer notre mémoire. Je suis à la fois impatiente et stressée. Cela va ajouter encore plus au sentiment de peine, que j’éprouve depuis que je sais que ma famille n’est pas vraiment la mienne et que tout ce que je croyais avoir vécu avec eux n’est qu’illusion.

Je me suis habillée avec les vêtements qu’il y avait dans mon armoire en me levant. Tout à fait mon style : un pull en laine brun, un jean bleu et de vrais Kickers en cuir sombre. Edith a dit qu’il était dommage que je m’habille de cette façon, que ça ne mettait pas ma beauté en valeur, mais je n’y peux rien. Je préfère le confortable au joli.
Samson est venu me chercher à l’instant. Je le trouve toujours sur la défensive quand on m’adresse la parole, un peu comme un grand frère surprotecteur. Il doit avoir dix-sept ans, soit deux ans de plus que moi. Il fait environ un bon mètre soixante-dix, a des cheveux châtain clair et des yeux gris-vert comme la mousse qui pousse sur certains arbres. Il ne parle pas souvent, comparé aux autres, mais j’ai l’impression qu’il communique énormément par son expression faciale.

Il m’entraîne dans les couloirs. Visiblement, je suis la première à aller me faire piquer. Il m’emmène jusqu’à une salle éclairée par la lumière d’un néon blanc éclatant. On dirait une salle d’auscultation d’un médecin : un fauteuil inclinable recouvert d’un drap blanc, un évier et un plan de travail recouvert de produits, un bureau dans un coin et deux chaises. Une jeune femme se trouve derrière le bureau. Je croyais que nous étions seuls à la base, mais apparemment non. Petite, ses yeux foncés cachés derrière des lunettes rondes, elle porte une blouse blanche et arbore des gants stériles sur ses mains fines. Samson me souffle de m’installer sur le fauteuil. J’obtempère, quoique un peu tendue.

- Bonjour Sarah, dit calmement la femme. Je m’appelle Léa. Tu as dû te faire vacciner plusieurs fois je pense ? tu verras, l’injection du sérum, c’est presque comme une piqûre normale. La seule différence, se sera des images et des souvenirs qui vont t’assaillir immédiatement. Tu seras peut-être un peu fatiguée ensuite,mais nous te laisserons te reposer, ne t’inquiètes pas.

J’acquiesce et quête dans le regard de Samson un soutien rassurant que je ne trouve pas.

- Bien, détends-toi, Sarah. S’il te plaît.

- D…d’accord.

Je n’ai jamais été à l’aise avec les seringues. Enfin, je crois…

- Là, c’est bien…

Léa enfonce doucement l’aiguille dans mon épaule. Je sens la pointe glacée du métal qui cherche mes veines, ce qui me surprend : habituellement, je ne sens rien du tout, si ce n’est une légère douleur sourde. Est-ce ces capacités spéciales qui…
Soudain, ma vue se brouille. Je retiens un hurlement. Des images défilent devant mes yeux à une vitesse folle.

Tout d’abord, un laboratoire. Une vaste salle remplie de tubes, de bocaux, d’étagères croulantes et de tables recouvertes de papiers. Et un homme, grand, au crâne garni de cheveux grisâtres, avec une chemise blanche et des yeux un peu fous et empli d’excitation. Son nom me vient tout de suite : M. Chambery. A côté de lui, une femme en robe courte écarlate, très maquillée, avec un sourire aux dents étincelantes, lui susurre des félicitations à l’oreille. Miss Gray. Un homme robuste et chauve, un peu plus loin, observe une sorte d’énorme aquarium rempli d’une eau laiteuse où se trouve un … un embryon. A côté du Docteur Karl, car c’était lui, une femme petite et brune, du nom de Léa Wolan, griffonne des données sur un calepin déjà bien plein. Léa… ?

Ensuite, un dortoir. Nous sommes quatre filles de sept et huit ans dedans. Moi, je dors sur le lit au-dessus de Nadège, que je reconnais à ses yeux et à sa façon de se mordre la lèvre que j’ai déjà remarqué auparavant. Nous chuchotons et rions toutes ensemble, comme si nous étions de normales petites filles. Mais nous nous interrompons car une grande fille au regard d’acier fait irruption dans la pièce et nous gronde. Elle a le même âge que nous mais son autorité est incontestable. Adèle.
Puis, j’ai onze ans. Je parle avec un garçon que je reconnais vite : Samson. Il a l’air gêné et hésitant. Je n’arrive pas à me souvenir de quoi nous parlons, mais une bouffée d’affection m’atteint droit au cœur.

J’émerge brusquement de ma mémoire, haletante. Léa Wolan est encore à côté du fauteuil, Samson est à l’autre bout de la pièce. Je le dévisage un moment, l’esprit embrumé, puis, n’y tenant plus, je me lève d’un bond, me précipite vers lui et le serre dans mes bras. Le nez enfoui dans son cou, je sens les larmes couler sur mes joues. Il a l’air un peu surpris, mais finalement, il m’enlace à son tour. J’entends le docteur Wolan dire quelque chose mais je ne l’écoute pas. Des souvenirs m’agressent encore, tous plus déconcertants les uns que les autres. Ma fausse vie m’échappe déjà. Je ne me rappelle presque plus du visage de ma soi-disant mère, ni des passions de mon demi-frère. Je me souviens par contre très bien des multiples fois où Samson m’a aidé, conseillé, protégé et où on a partagé des instants inoubliables - façon de parler, bien sûr.

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