Chapitre 1: Mon reflet dans une toile

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«A dream is not reality»  - Alice



J'ai toujours été sceptique à propos de l'art. Comment un artiste peut-il simplement jeter quelques pots de peinture colorée sur une toile vierge en quelques secondes et voir son œuvre se vendre pour des milliers d'euros ? Peut-être que j'ai un "esprit trop fermé", comme dit souvent mon père, mais je n'en sais rien. Beaucoup de gens affirment que c'est la folie des peintres qui donne leur charme aux œuvres. Cette folie, je ne l'ai jamais comprise. Pourtant, me voilà, élève dans un lycée d'art, encore pire, en internat. Un lycée où les élèves semblent toujours enjoués, portant des pancartes "Peace and Love", criant presque de joie en voyant Le Cauchemar de Füssli. Je n'ai même pas besoin d'en dire plus, vous voyez le tableau.

Je ne dirais pas que mes parents m'ont forcée à venir ici, mais disons qu'ils ont été très clairs : si je choisissais un autre lycée, je devais prendre mes affaires et quitter la maison pour de bon. Me voilà donc, à mon premier jour de seconde, lors d'une sortie scolaire dans un musée, entourée d'élèves exaltés qui discutent de la beauté d'une goutte bleue au centre d'une toile noire.

-On peut déjà percevoir les nuances de solitude que l'artiste voulait nous transmettre. Ce contraste est intriguant et suscite en nous des questions profondes. N'est-ce pas une façon pour l'artiste de nous inviter à interpréter son œuvre selon notre propre perspective ?

Notre professeur, Monsieur Damir, pose cette question comme une évidence. Presque tous les élèves lèvent la main avec enthousiasme pendant que j'essaie de cacher ma confusion. Mais M. Damir cherche visiblement autre chose. Il me regarde fixement avant de me pointer du doigt.

-Mademoiselle ? Qu'en penses-tu ?

Surprise, je bredouille une réponse.

-Euh... Oui, certainement.

Il me fixe de ses grands yeux noirs avant de s'approcher.

-Tu es bien la fille des Marian, n'est-ce pas ?

Je soupire intérieurement. Encore un inconnu qui me connaît seulement comme "la fille des Marian".

-Anastasia, dis-je en hochant la tête.

-Anastasia...

Il me scrute en silence, me mettant franchement mal à l'aise. Enfin, il soupire et ajoute :

-Le réalisme devrait plus te plaire. Ne juge pas tout l'univers complexe et fascinant de l'art sur cette seule œuvre.

Et il s'éloigne.



Lorsque M. Damir nous appelle pour quitter la galerie, je me hâte de rejoindre le groupe. Il avait raison : le réalisme, c'est différent. Ce n'est pas une question de folie humaine, mais de scènes bien réelles, qui, elles, sont véritablement folles. Une gigantesque toile, longue de dix mètres, représentant une scène de guerre, m'a cloué sur place. Les détails, les émotions qui en émanent... C'est à la fois effroyable et silencieux. Le monde entier semble se figer devant le réalisme, comme s'il nous laissait le temps d'observer chaque détail, chaque nuance.

-Alors, Anastasia, qu'as-tu pensé du réalisme ?

Je me retourne et vois M. Damir, qui m'observe attentivement.

-C'est très différent de l'art abstrait... C'est... magnifique.

Il lâche un petit rire.

-Oui, moi aussi, j'ai toujours eu une préférence pour le réalisme.

-Comment avez-vous su tout à l'heure ?

-Que tu aimais le réalisme ? Facile. Tes parents sont tous deux des artistes abstraits, n'est-ce pas ? Il est évident que tu ne voulais pas venir dans cette école, et je suppose que tes parents t'y ont inscrite contre ton gré. Ta rébellion se manifeste dans tes goûts : tu préfères donc tout ce qui s'oppose à l'abstrait, à savoir le réel.

Je fronce les sourcils, un peu agacée, mais il continue à me scruter avec un sourire narquois.

-Et qu'est-ce qui vous fait dire que je ne voulais pas être ici ? demandai-je d'un ton plus sec.

-Eh bien... tu n'as parlé à personne de la journée, tu jettes des regards noirs à tes camarades, tu t'écartes du groupe dès que possible, et ta démarche nonchalante en dit long...

Je commence à décrocher, non pas parce que ses remarques m'agacent, mais parce que quelque chose d'étrange attire mon attention. C'est moi. Je me vois dans un petit tableau d'une trentaine de centimètres, peinte en uniforme, au milieu d'une classe d'élèves. Une gamine au milieu de la toile, presque invisible, mais c'est moi, j'en suis sûre. Ou est-ce mon imagination qui me joue des tours ?

-Anastasia ?

Je me tourne vers mon interlocuteur, j'en avais oublié M. Damir qui m'énumérait mes défauts.

-Désolée... J'étais... ailleurs.

Je le vois froncer les sourcils, regardant le tableau derrière moi.

-Cette fille... elle te ressemble, non ?

Il l'a remarqué aussi !

-Oh, euh... Vous trouvez ? Non, je ne pense pas.

C'est ça, Anastasia, fait mine de rien... Mon ton manque de conviction, et il m'observe d'un air soupçonneux.

-Tu es décidément une énigme, Anastasia Marian... J'ai hâte de te donner cours.

Génial, maintenant mon professeur pense que je perds la tête.



Je partage ma chambre avec Sofia, une fille sympa malgré le bazar qu'elle laisse partout. Après avoir tenté de ranger les premières heures, j'ai abandonné quand elle a renversé de la peinture sur le sol. Puis, mes parents m'appellent, ce qui me surprend. Ils étaient rarement à la maison à cause de leur travail, et voilà qu'ils se manifestent maintenant que je suis loin.

-Allô, maman ?

-Anastasia, je voulais savoir si tu avais rencontré M. Fortune. C'est un ami à nous, et ton père et moi aimerions beaucoup le revoir autour d'un dîner. Peux-tu lui en parler ?

Ma gorge se resserre, voilà, mes espoirs d'un quelconque rapprochement s'évaporent. Comme d'habitude, c'est purement professionnel. Je ne suis même pas déçue, j'ai l'habitude.

-Je lui dirai.

Elle raccroche avant que je puisse parler à mon père. En 15 ans, ils ne m'ont donné qu'un seul numéro, celui de leur atelier, jamais un numéro personnel. Jamais.



Je me réveille en sueur. Qu'est-ce qui vient de m'arriver ?

DaydreamOù les histoires vivent. Découvrez maintenant