30 - Doux comme un agneau

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Les placards étaient plus vides qu'après une attaque de souris affamées, pas une miette ne traînait. Le surplus de nourriture conservé par Seth était épuisé pour de bon malgré le rationnement que s'était imposée Ellie. Elle n'avait pas culpabilisé un seul instant de ne pas partager son butin avec Luc ; à situation désespérée, proverbe providentiel : chacun pour soi et les moutons seront bien gardés, se disait-elle avec opportunisme.

A propos de moutons, ils étaient en effet sous la bonne garde de Luc. Depuis sa libération, le jeune homme passait tout son temps dans la bergerie, inversant en quelque sorte son rôle avec celui qu'avait longtemps occupé Ellie. Elle ne s'en plaignait pas, bien contente de céder sa place au ramassage routinier du crottin et de pouvoir enfin réintégrer sa chambre dans les quartiers du personnel.

Le comportement de Luc n'en était pas moins étrange. Il parlait très peu, mangeait avec frugalité, et ne cherchait plus le contact humain avant autant d'avidité qu'auparavant. Quelque chose s'était brisé en lui depuis la mort de Falco, mais ce qu'Ellie avait d'abord attribué à une période de deuil s'était mué en une nouvelle normalité. Elle avait parfois l'impression qu'il lui en voulait personnellement ; pourtant, il n'avait aucun moyen de savoir ce qui s'était passé dans l'intimité de cette excursion derrière l'épaisseur de la coque ; seuls les étoiles et le vide de l'éternité en avaient été témoins.

Après avoir fait l'amer constat du manque de nourriture décente à bord, Ellie renonça à avaler quoi que ce soit ; son estomac ne protestait pas encore assez fort pour qu'elle trouve la motivation d'ingurgiter une ration. Elle prit donc la direction de la bergerie pour voir si elle pouvait se rendre utile à quelque chose là-bas – quelque chose qui ne concerne pas le crottin, cela va de soi.

Quand elle pénétra dans la soute imprégnée d'une forte odeur animale, Luc se précipita à sa rencontre ; il avait l'air à la fois excité et anxieux.

— Tu arrives juste à temps, se réjouit-il en attrapant le bras de la jeune femme pour l'entraîner vers le troupeau. Kika va mettre bas, ça y est !

Son euphorie communicative atteignit Ellie qui posa un regard attendri sur la brebis. Les autres bêtes s'étaient écartées, lui laissant la place de faire des allers et venues le long du mur.

— Tu crois qu'on doit l'aider ?

— Non, assura Luc. Laisse faire la nature, ça va bien se passer.

Ça faisait longtemps que les yeux du jeune homme n'avaient pas brillé d'un tel éclat, un regard d'enfant émerveillé. Cette naissance était peut-être ce qu'il leur fallait pour réparer leur relation altérée.

— Et parmi les autres brebis, on doit s'attendre à plus de petits ? questionna Ellie.

— Oui, plusieurs d'entre elles sont gestantes. C'est une excellente nouvelle pour les colons de Chimaera ; un troupeau qui se porte bien et qui s'agrandit, ça leur sera vraiment utile.

— Panpan a fait du bon boulot.

— Panpan ? s'étonna Luc.

— Oui, c'est comme ça que j'ai appelé le mâle. Tu le saurais si t'avais pas passé les deux derniers mois à m'éviter.

— Je t'évite pas, je...

Il n'avait aucune idée de comment il allait terminer cette phrase mensongère ; il opta donc pour un détournement d'attention peu subtil :

— En tout cas tu vas pouvoir t'amuser à nommer toutes les futures mamans, si c'est pas déjà fait, et leurs petits aussi.

Un silence gênant s'installa et Luc tritura les manches longues de son t-shirt en se mordant les lèvres. Après plusieurs minutes d'un embarras qu'il semblait seul à partager, il décida qu'il était temps d'intervenir dans la mise bas ; les pattes de l'agneau étaient maintenant visibles mais le reste du corps tardait à suivre. Le fermier amateur entreprit d'aider le petit à sortir plus vite en accompagnant avec délicatesse les contractions de la mère, attirant doucement à lui les minuscules pattes, et bientôt un agneau couvert d'une poche visqueuse et sanguinolente glissa au monde. Luc le réceptionna sur ses genoux et l'accueillit par un nettoyage sommaire à l'aide de ses mains caressantes. Kika vint accompagner ces gestes attentionnés de coups de langue maternels.

— Cosmo, décréta Ellie en s'accroupissant à leur côté.

— Quoi ?

— C'est un mouton né dans l'espace, signala-t-elle. On va l'appeler Cosmo.

Le rire qu'elle arracha à Luc effaça les dernières semaines de distance entre eux. Ils étaient presque une famille réunie autour de l'agneau et profitèrent de ces instants de gaieté, ne sachant pas combien de temps cela allait durer.


⭐⭐⭐


Ce soir-là, Ellie attendit très tard que Luc retourne enfin dans sa chambre pour un repos mérité. Une fois que tout fut silencieux à bord du Stockholm assoupi, elle s'engagea d'un pas léger dans les coursives. Les lumières s'allumaient automatiquement à son passage ; la jeune femme aurait pourtant préféré s'en passer par souci de discrétion. Depuis que Luc avait remis de l'ordre dans les circuits du vaisseau et les attributions de l'IA, l'obscurité n'était plus qu'un souvenir parfois empreint de nostalgie pour la jeune femme.

Elle arriva devant les portes de la bergerie et passa la main sur le panneau de contrôle. Les animaux l'accueillirent dans un calme bercé de quelques bêlements rares. Au fond, Kika léchait le dos de son petit affairé à téter en donnant des coups de tête énergiques dans ses mamelles. Un sourire attendri étira les lèvres de la visiteuse nocturne avant de s'effacer aussi vite.

Elle s'avança au milieu du troupeau en tâtant le flanc des bêtes à sa portée ; il y avait plusieurs brebis gestantes parmi elles mais la bergère néophyte n'était pas certaine de savoir les identifier. Il fallait guetter un creux derrière les côtes ou quelque chose comme ça, c'est ce que Luc lui avait expliqué un jour, entre autres détails dont elle ne se rappelait pas.

Une brebis à la bedaine raisonnable retint l'attention d'Ellie car elle semblait ne présenter aucun des critères de la future maman. Elle s'approcha de l'animal docile en lui caressant les flancs et l'encolure, y ajoutant quelques tapes affectueuses. Ces attentions semblèrent satisfaire la brebis qui se pressa contre les jambes de sa bienfaitrice.

Ellie attrapa une cordelette suspendue sur le côté de sa ceinture et la déplia d'une main. Avec des gestes lents et rassurants, elle continua de flatter la laine sous sa paume tout en passant la corde au cou de la victime insouciante, en totale confiance. La clémence dictait une action rapide et dénuée d'hésitation. Ellie serra d'un coup sec, y mettant toute la force dont elle était capable pour abréger les choses au plus vite. La brebis n'émit que quelques couinements succincts, incapable de s'exprimer davantage tant sa gorge était compressée. Elle se débattit peu, comme si le choc court-circuitait ses réflexes.

Le reste du troupeau s'écarta, partagé entre un début d'alarme et une hébétude placide. Ellie se contracta encore pour retenir sa proie faiblissante et l'étrangler avec autant d'efficacité que possible. Leurs corps pressés l'un contre l'autre glissèrent sur le sol. La brebis allongée était sujette à des hoquets de plus en plus rares, des tentatives réflexes dans un dernier sursaut de vie, une quête contrariée d'oxygène. Des spasmes agitèrent les pattes de l'animal ; ses sabots cognant contre la surface de métal. Ce ne fut qu'après de trop longues minutes que la proie sembla enfin cesser tout mouvement.

Ellie ne relâcha pas tout de suite la pression sur le cou de la bête, c'était trop tôt pour la déclarer morte. Elle serra encore une bonne minute, pour être sûre ; et quand elle détendit enfin ses muscles contracturés, elle sentit la douleur poindre dans la foulée. Des courbatures terribles lui feraient payer son action dans très peu de temps.

Le troupeau avait pris ses distances, un brin méfiant, mais n'avait pas vraiment compris ce qui venait de se passer en son sein. Il s'écarta encore davantage à l'approche de la brouette qui servait d'habitude à transporter le crottin, incrédule pendant que leur bergère familière hissait avec peine le cadavre de leur congénère. Enfin délivrée de sa tâche ingrate, Ellie emporta les soixante kilos de viande hors de la bergerie. 


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Oui, bon, elle a tué une brebis. Mais c'est une gentille attention pour Seth non ? 😇

Vous pensez pouvoir lui pardonner si on va faire un tour dans son passé au prochain chapitre ? 🤫



Stockholm [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant