Il avait déjà vécu ça ; il y a bien longtemps, quand on ne l'appelait pas encore Seth. L'enfermement, la solitude, la malnutrition... La fièvre et la nausée l'entraînaient vers des souvenirs qu'il aurait préféré oublier.
Il se trouvait dans une cage trop petite pour ses longs membres ; son crâne déjà meurtri rencontra dans la douleur un toit d'acier bien trop proche. Il se prit le visage entre les mains et le contact des griffes sur ses joues lui rappela une sensation désagréable, celle d'un filet de métal lesté lui lacérant la peau. Il toucha son front puis ses bras à la recherche d'entailles douloureuses, et il les trouva. De longues stries à vif marquaient tout son corps. Le poids des lourds barbelés resterait à jamais imprimé dans son esprit et dans sa chair qui en portait les stigmates.
Les choses s'étaient passées si vite. Il venait d'être secouru par ses camarades d'escouade, prêt à prendre la fuite avec eux dans les couloirs d'un bunker imprenable. Ils couraient tout en riant de leur ruse, fiers d'avoir leurré l'ennemi et de s'en tirer à si bon compte, lorsqu'une explosion dévastatrice les cueillit par surprise. La lumière éclatante et le bruit, la poussière aussi, les avaient désorientés, aveuglés, neutralisés sans pitié.
Seth s'était relevé dans la foulée, soufflé au sol par l'explosion mais relativement épargné. Il cherchait à tâtons ses camarades blessés pour leur venir en aide. La fumée opaque ne lui accordait qu'un champ de vision réduit d'une cinquantaine de centimètres à la ronde, juste assez pour voir arriver droit sur lui une toile d'araignée métallique vive comme l'éclair et implacable comme un instrument de mort. Le piège cloua sa victime au sol, lourd et oppressant ; les fils d'acier acérés cisaillaient la chair en profondeur, mordant les muscles et arrachant des cris de souffrance irrépressibles à leur victime. Seuls des humains avaient pu imaginer un outil de torture aussi vil et barbare.
Après ça, les choses demeuraient assez floues. Seth avait perdu connaissance sous le poids de ce piège redoutable. Son esprit fut balloté dans un demi-sommeil cotonneux, entraîné par le ressac des vagues de douleur et d'angoisse qui le submergeaient.
Son premier retour à la réalité avait été froid et brutal ; une main étrangère avait violé l'intégrité de son œil vulnérable et transpercé son crâne d'un faisceau de lumière incisif. Ce choc traumatique n'avait pas tardé à le renvoyer à l'inconscience moins effrayante qu'il venait de quitter.
Et puis il était revenu à lui bien plus tard, dans cette cage étriquée ; seul, déboussolé. Il faisait froid dans l'endroit où il se trouvait, même pour lui qui avait une tolérance assez élevée aux températures basses. Il faisait sombre aussi, presque noir, à son grand soulagement. La façon dont les sons se répercutaient contre les murs lui indiquait que la pièce n'était pas bien grande ; c'était comme si on l'avait remisé au placard.
Son souvenir – rêve – sembla soudain subir des interférences, une succession de flashs lumineux lui imposèrent la vision de ses camarades d'escouade maintenus derrière des barreaux eux-aussi. Parfois, leurs cages posées sur des chariots se croisaient dans un couloir, d'autres fois ils faisaient escale dans une sorte de laboratoire ; les humains qui les avaient capturés semblaient n'avoir d'yeux que pour les laboratoires en tout genre et le matériel scientifique. Ceci dit, Seth n'avait pas observé grand-chose de ce qui l'entourait ; ici, tout baignait dans une nauséabonde clarté à la blancheur démente ; il ne trouvait le repos que dans son petit cagibi obscur, quand on voulait bien l'y oublier un moment.
Une vive brûlure au poignet attira son attention tandis que le décor continuait de changer et de défiler autour de sa cage à la manière d'une succession de diapositives hétéroclites. Il avait la sensation qu'on venait de le marquer au fer rouge, et il découvrit avec une surprise renouvelée les fines lignes d'un 7 tatoué sur sa peau. Les poignets de ses camarades aussi portaient des marques, il les avait entraperçus de loin. Numéro 2, numéro 8, numéro 5... Ils étaient tous logés à la même enseigne, tous traités comme des animaux, comme des cobayes.
Plusieurs souvenirs de tests qu'on lui avait infligés tentèrent de s'imposer à ses yeux et il secoua la tête pour les chasser, en vain. Des prises de sang répétées ; des prélèvements sur sa chair, au fond de sa gorge ; des mains et des outils qui forçaient l'ouverture de ses yeux, exploraient l'intérieur de sa bouche et de son corps rendu vulnérable par des injections sous-cutanées ; des visages étrangers qui se pressaient autour de lui et l'étouffaient de leurs paroles incompréhensibles comme s'ils se disputaient les faveurs de pouvoir disposer de lui à leur guise.
Un cri mêlé de larmes de fureur repoussa enfin l'assaut de ces visions de cauchemar et le rêve se stabilisa. Seth était toujours dans sa cage, à bout de souffle, épuisé par le défilé des images et des sensations associées. Sa conscience s'égarait dans les méandres de sa mémoire, il n'avait plus aucun repère auquel s'accrocher.
En face de lui, il remarqua alors une seconde cage. Une main échappait à l'ombre, arborant un 3 sur le poignet. Oui, il se rappelait ce jour-là. Les tortionnaires qui les avaient drogués pour mieux les abuser s'étaient absentés un long moment, et c'était la première fois après des semaines de captivité qu'il avait l'occasion de communiquer avec l'un des siens. Ils avaient chuchoté de peur d'être entendus, et son camarade lui avait transmis plusieurs mauvaises nouvelles.
Nombre d'entre eux avaient déjà succombé à leurs blessures ou aux mauvais traitements infligés ici. Leur chef d'escouade, rebaptisé numéro 2 par les geôliers, avait réussi à transmettre ses ordres à un camarade avant de trépasser à son tour. Il avait ordonné qu'aucun d'eux ne parle aux humains, leur langue maternelle ne devait plus franchir la barrière de leurs lèvres pour éviter que l'ennemi ne puisse l'apprendre, leur propre nom devait être banni de leurs pensées ; ils mourraient fiers et dignes, dans le silence et l'anonymat.
Ainsi, les cobayes se mirent à s'appeler par le numéro qu'on avait imprimé sur leur peau et s'interdirent d'utiliser leur propre langue. Peu à peu, les mots du langage humain imprégnèrent leurs esprits et ils commencèrent à les utiliser lors de leurs trop rares occasions de communiquer. Dans le processus, ils se sentirent vidés de leur substance, de leur personnalité, de leur âme, pour n'être plus que des pantins de chair soumis aux caprices de leurs geôliers.
Seth perçut alors un goût évocateur sur le bout de sa langue. Il baissa la tête et reconnut une boîte de conserve bien trop familière. C'était la nourriture pour animaux de compagnie qu'on l'avait contraint à ingurgiter pendant ses années de captivité. Il avait détesté ça, mais ça l'avait maintenu en vie malgré les nombreux kilos perdus.
Non, ce n'était pas le bon souvenir. La boîte s'étiola jusqu'à disparaître tel un mirage bientôt remplacé par un sachet d'aluminium estampillé d'un triangle ailé. Oui, c'était ça son souvenir le plus récent, celui qui le raccrochait à la réalité : une ration de survie.
Seth releva la tête. Sur le mur en face de lui, une horloge digitale indiquait la date : 2199. C'était il y a cinq ans. Les choses avaient changé depuis. Il n'était plus enfermé dans cette petite cage dont les barreaux s'effaçaient à mesure qu'il reprenait conscience de sa situation. Il avait fini par retrouver sa liberté.
Le rêveur agité, en sueur, ouvrit les yeux pour redécouvrir la chambre qui constituait sa nouvelle prison. Ah oui, il était à bord du Stockholm, captif d'une autre humaine sadique. Il se mit en boule, se faisant aussi petit que possible, blotti dans un coin de sa cellule sombre. Trop faible pour se lever, trop ébranlé par ses souvenirs vivaces pour se rendormir. Son cauchemar ne prendrait jamais fin.
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Voilà une première partie des souvenirs de Seth. Normalement avec ça vous ne devriez plus trop avoir de doutes concernant sa nature...
Ce passage devrait aussi vous rappelez quelques éléments du prologue, si vous vous en souvenez encore ;)
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Stockholm [Terminé]
Science-Fiction[Suspense~morally grey] Un vaisseau, deux passagers clandestins, dix mois pour prendre le contrôle. Qui de la surveillante pénitentiaire ou du mystérieux étranger imposera son autorité à l'autre ? Quand les rôles se brouillent, tout peut arriver. �...