Chapitre 17 : Banana banana, banana slip

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«Fonce la tortîle dans l'océan,

Course le soleil, course le vent !

Les vagues d'ailleurs sont maintenant

Des vagues d'adieu et de néant.» poème pavgois

Pedro soupire en attrapant le dernier galopin pour le ramener à Pard. Il n'entend pas les cris aigus de protestations, son cœur n'écoute que l'absence de Flora. La semaine s'est écoulée comme un rêve évanescent, la mer est redescendue trop facilement, et l'heure des séparations est arrivée trop vite. Ils ont profité de leur temps ensemble jusqu'à la dernière miette du banquet de remerciement, leurs yeux plus voraces que leurs estomacs.

Fermant les yeux, Pedro revit l'instant fatidique : la grand-mère qui vient chercher Flora, Kita qui trépigne de lui poser mille questions, et le trio de centrîlois, aux bedaines plus actives que leurs jambes, qui rotent en canon.

Maigre consolation, il va vivre une expérience insolite pour un pardois : ils rentrent par la voie des eaux. Des pêcheurs pavdois, pour remercier ces enfants aux danses si dynamiques, ont proposé de les prendre à bord de leurs embarcations. La dérive est une pratique risquée, mais les sacripants ont promis de rester sagement au centre des barges. Par petits groupes, ils montent à bord des bateaux, qui sont ensuite poussés dans l'océan par les rameurs et les gaffeurs.

Le paysage de la tortîle défile sous leurs yeux tandis que la TORTUE s'éloigne vers l'horizon. Les rameurs s'assurent de garder le cap vers le littoral, aidés par les gaffeurs qui, armés de perches, s'arriment aux bouées successives reliées à la plage par de longues cordes. Les filets se remplissent tous seuls de poissons : des bancs entiers suivent aveuglément la tortîle, sans se soucier du piège tendu par les hommes. Lorsque les côtes pardoises apparaissent, les rameurs redoublent d'efforts pour ramener les navires sur la plage; en cas d'échec, ils ne pourront que pleurer en regardant la TORTUE disparaître dans l'immensité de l'ailleurs.

Une fois sur la terre ferme, Aro est soulagé de constater que tous les élèves répondent à l'appel. Seule la mine triste de Pedro entache le tableau joyeux des enfants ravis d'avoir participé à un maribal et à une dérive. Il rentre chez lui en portant Kita dans ses bras qui, épuisée par tant d'aventures, s'est endormie à mi-chemin.

Quand Bella lui demande si tout s'est bien passé, son léger chuchotement suffit à réveiller la bestiole qui soudain jacasse à tout va, à un rythme effréné que nul ne peut arrêter :

—On a piétiné les vagues ! On a bu dans des noix de coco ! Pedro s'est trouvé une amoureuse ! Trois centrîlois m'ont appris une chorégraphie assise ! La mer a reculé ! L'amoureuse de Pedro danse trop bien ! J'ai couru plus vite que le professeur ! On a fabriqué des colliers de coquillages ! Pedro il a fait des petits bisous à son amoureuse !

Kita marque une pause pour reprendre son souffle, son frère rouge de honte, d'autant plus que Bella lui sourit avec curiosité. Le fils embarrassé s'éloigne en maugréant qu'il va voir si Regina a besoin d'aide.

Chemin faisant, il repense à Flora; il compte demander à Regina s'il pourra l'accompagner au grand concours de danse. Officiellement pour l'encourager et l'assister, mais en vérité Pedro ne désire rien d'autre que de revoir sa belle.

Un attroupement inhabituel l'attend devant la boulangerie. De prime abord, l'apprenti croit qu'il y a de supers promotions, mais il se ravise bien vite devant l'anxiété qu'affichent ses compatriotes. Valsant pour traverser la foule, il découvre la cause de toute cette agitation : Regina allongée sur le sol, examinée par un médecin, sous les regards inquiets de Lisa et Nino.

—Elle pourra participer au concours ? supplie la danseuse étoile.

—J'ai bien peur que non, répond le médecin, l'os est cassé.

—Fichu peau de banane, hurle Regina, qui l'a foutu là ?

—Ce n'est pas moi ! se défend Lisa.

—Peu importe, soupire Nino, il nous faut d'urgence trouver quelqu'un pour te remplacer.

—Pedro... murmure Regina.

—De quoi as-tu besoin ? s'enquiert aussitôt l'apprenti.

—Pedro, poursuit la blessée, c'est toi qui va me remplacer.

—Moi ? s'étonne-t-il.

—Lui ? s'indigne Lisa.

—Pourquoi pas... acquiesce Nino.

—Mais je ne suis qu'un simple apprenti boulanger ! Et pas des plus doués.

—Je peux y aller à sa place, tente Lisa.

—Non, insiste Regina, ce sera Pedro. Je ne saurais l'expliquer, mais je sens que c'est la chose à faire.

Elle gémit de douleur quand le médecin serre l'attelle qu'il vient de lui poser, puis demande à être seule avec son apprenti. Nino disperse la foule en lançant une conga, que Lisa rejoint en traînant des pieds.

—Regina ne m'a pas choisie, rouspète-elle, pourtant j'ai fait tout le boulot de môssieur le vacancier.

Pedro se plonge dans un mutisme gêné, ne sachant quoi dire, lui non plus ne comprenant pas la décision de Regina. Seul le bruit de la porte claquée par Lisa vient rompre le silence, mais déjà le silence pèse de nouveau dans la boulangerie.

—Bon, s'exclame Regina, aide-moi à me relever.

Elle saisit le bras tendu et se redresse, grimaçant quand sa jambe blessée s'appuie au sol.

—Une fracture à cause d'une banane, maugrée-t-elle, quelle déveine !

—Je suis désolé.

—C'est pas ta faute !

—Oui mais quand même... marmonne Pedro en baissant les yeux.

—Lève la tête ! Tu représentes les pardois désormais.

—Et je vais tous nous ridiculiser...

—Ne dis pas de sottises ! Je crois en toi, c'est suffisant, non ?

—C'est gentil, mais il y a plein de danseurs meilleurs que moi qui rêvent de participer au concours.

—Justement ! La danse vient du cœur, pas d'une soif de gloire : ferme les yeux, étouffe tes doutes et laisse tes jambes te guider sans entrave.

—Comme quand je pétris le pain en toupie ?

—Oui, quand tu veux faire bien sans t'inquiéter de faire mieux. Ne te prends pas la tête avec l'honneur des pardois ou le titre de premier danseur, montre leur simplement qui tu es.

—Un apprenti boulanger.

Regina sourit. Pedro sourit aussi.

—Mais juste au cas où, ajoute-t-il, tu n'aurais pas quelques conseils à me donner ? Y a quoi comme épreuves ? Et on est jugé comment ?

—Tu vas arrêter de te tracasser avec des broutilles ? Mais bon, si tu tiens vraiment à connaître les détails techniques, Bella saura mieux te répondre que moi.

—Ma mère ?

—Ben oui ta mère ! Tu ne sais pas qu'elle a été première danseuse ?

—Quoi ?!

—Elle ne t'en as jamais parlé ? Ce ne doit pas être un souvenir agréable...

—Que s'est-il passé ? Dis-moi tout !

—Elle a démissionné de son poste de première danseuse au bout de quelques mois parce que sa grossesse se passait mal.

—Sa grossesse ?

—Tu crois quoi, Pedro ? Que t'es sorti d'un œuf de tortue ? Un grand gaillard comme toi, l'accouchement a été douloureux.

—Je suis désolé.

—C'est pas ta faute ! Plutôt celle du vaurien qui a abandonné ta mère après l'avoir engrossé.

—Tu sais qui est mon père ?

La gifle de Regina part toute seule.

—Ton père c'est l'homme qui t'a élevé, s'exclame-t-elle, pas le lâche qui a séduit Bella le temps d'une nuit.


L'êdâge de la tortîleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant