Chapitre 3 : Heureux les simples d'esprit ?

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«La vie instruit, avec ou sans nous. Courir pour fuir ses leçons donne un corps grand et un esprit petit.» professeur anonyme

Le grand dadais devait bien avoir un prénom à sa naissance mais, comme personne ne s'en servait, seul son sobriquet est resté; de toute façon, sa tête creuse ne saurait point répondre à deux dénominations différentes. Une est déjà beaucoup, et le père doit souvent beugler «grand dadais» à plusieurs reprises pour voir son fils rappliquer.

Malgré son manque de cervelle, le grand dadais s'est fait quelques amis de son êdâge, des enfants de fermier et de pêcheurs. Même si ses compagnons se sont rarement assis sur les bancs de l'école, au moins ont-ils grandi normalement en découvrant la vie à quatre pattes. Les premiers mois de son existence, le grand dadais les a passés suspendu à la croupe d'un cheval, à l'intérieur d'un sac que sa mère changeait de temps en temps quand il était devenu trop petit pour l'enfant qui grandissait à toute allure.

Quand le nourrisson est venu agrandir la famille, ses parents vivaient dans un dénuement presque total. Jugeant qu'un simplet gaillard leur serait plus utile qu'un mioche savant, Lucien et Lucette ont décidé de faire le nécessaire pour s'en sortir. Qui allait le leur reprocher ? Pas leur voisin, qui a fait courir sa fille tous les jours jusqu'à ce qu'elle soit en êdâge de se marier. Pas le porcher, qui pique ses bêtes pour les faire grandir plus vite. Et pas le baron, qui se débarrasse de ses enfants en les envoyant vivre aux quatre coins du royaume.

Ainsi, faisant taire leur honte, les parents indignes ont confié leur garçonnet aux bons soins d'un étalon gambadant le long des plages alentour. Les foulées rapides de la nourrice équestre ont donné deux choses au grand dadais : son surnom et l'amour des chevaux.

Son père ne regrette presque jamais son geste, trop heureux d'avoir les bras solides de son fils pour l'aider au champ. Il regrette un tout petit peu quand le grand dadais lui colle trop aux basques, se serrant contre lui tel un chiot apeuré; surtout que le chiot égale presque en taille le robuste fermier. Comble d'ironie, cette ombre insistante n'est jamais dans les parages quand Lucien a besoin d'aide ! En ces cas là, plutôt que de chercher son fils, le père fait ce qu'il a toujours fait de mieux : beugler.

—Grand dadais ! Où que t'es grand dadais ?

Ses cris n'obtiennent pour réponse que les regards amusés des voisins. Alors il recommence, en haussant le ton :

—On va au champ, grand dadais ! Le vent a bien soufflé ces derniers jours, il nous faut récolter maintenant.

Comme invoqué par la triple répétition de son nom, le fils simplet apparaît aux côtés de son paternel.

—Je suis là papa ! On va voir les chevaux ?

—À quoi te servent tes oreilles ? Va chercher ma faucille et les baluchons !

—Tout de suite papa.

L'insouciant enfant-homme sautille vers leur pitoyable maisonnette puis, incroyablement, il revient avec faucille et baluchons. Le fermier ébouriffe tendrement les cheveux de son fils pas si stupide que ça, ignorant que le mérite de l'exploit revient à Lucette : elle avait déjà préparé tout l'attirail pour la moisson avant le troisième beuglement de son mari.

Le grand dadais aime beaucoup travailler au champ. Assis sur le sol, au pied des bottes boueuses de son père, il trouve un profond réconfort dans la solidité de la scène familière; les bras musclés qui envoient la faucille voler, le son du métal qui fend l'air, les gouttes de sueur qui tombent en silence et l'odeur du blé fauché. Tout concentré à sa tâche, Lucien ne pipe mot, tout juste quelques grognements quand l'effort se fait trop intense. Il éponge de temps en temps son front dégoulinant, avant de tirer la corde qui lui ramène sa serpe affutée.

—Grand dadais, va t'en ramasser là où je viens de couper.

—Oui, ramasser !

La réponse joviale, aux intonations juvéniles, contraste étrangement avec la voix déjà grave du grand dadais. À ses yeux plus jeunes que son corps, le labeur apparaît ludique; il se rit de l'effort, s'amuse en ramassant le blé fraîchement tranché. Le poids croissant de son balluchon ne le dérange pas : son esprit limité est entièrement concentré sur sa tâche, sur son jeu, prenant comme un affront le moindre épis qui échapperait à sa vigilance. Il se sent triomphant d'avoir tant rempli son sac de ce blé doré que sa mère assemblera en gerbes sous son regard fasciné.

Selon les règles les plus élémentaires de sécurité, Lucien devrait attendre que son fils soit revenu s'asseoir à ses côtés avant de reprendre le fauchage. Néanmoins, pressé de retrouver ses pénates, et sûr de la précision de ses bras, il renvoie la faucille voler alors que le grand dadais explore encore le champ. Le simplet entend le chant du métal qui l'accompagne dans sa quête, sans réaliser que, sur un mouvement maladroit, le fer mordant pourrait trancher autre chose que du blé.

Que le père soit vraiment adroit, ou le fils aussi chanceux que stupide, leur moisson se poursuit sans accident fâcheux. Ils ne s'interrompent que quand quelques chevaux s'approchent d'un peu trop près. À la vue des ces amis familiers, le grand dadais lâche son baluchon et offre son unique attention à leurs mouvements majestueux : il est bien le seul du village à ne pas trouver vulgaires ces bêtes trotteuses. Quant à Lucien, il retient sa faucille de crainte de toucher les chevaux, une délicatesse qu'il n'avait pas eu pour la chair de sa chair; cependant seule Lucette lui aurait reproché une blessure du fils, tandis que les cheveux sont la propriété du baron.

Certes, sieur Gustave ne fait aucun usage particulier de ces coureurs sur pattes, mais il n'en reste pas moins qu'il ne tolèrerait point qu'on abîme son bien. Un bien inutile acquis parce qu'il fallait bien que quelqu'un se déclare propriétaire des chevaux et, dans le doute, le premier baron de la péninsule avait proclamé sien tout ce que n'était pas à autrui.


L'êdâge de la tortîleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant