Chapitre 12 : Amour, désespoir et fierté.

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«Les vagues caressent ma détresse,

L'eau me danse en silence,

La tortîle se fond dans l'horizon,

Puis disparaît avec mes regrets.» derniers mots de Pya

Kita rentre de l'école avec deux amis qui habitent près de chez elle, un garçon blond bouclé et une fille aux longs cheveux bruns. Les trois comparses avancent de manière très banale : ils se tiennent la main à la queuleuleu, cellui du milieu propulsant à l'avant cellui à l'arrière. Alors que Kita tourne sur elle même pour passer en tête, elle raconte que son frère Pedro travaille avec la grande Regina.

—La chance ! s'exclame le blondinet.

Il attrape la main de Kita qui vient d'arriver à l'avant puis, devenu positionné au milieu, il fait valser la dernière de la file.

—Ton frère sert qu'à laver les pieds de Regina, se moque la valseuse.

—Il fait aussi le pain ! s'énerve Kita.

Elle saisit violemment la main de la vilaine railleuse, et propulse sauvagement son ami innocent.

—Vous savez, la boulangerie n'est pas si loin que ça, suggère la victime collatérale.

—Nos parents ne vont pas se fâcher pour un petit détour de rien du tout, renchérit Kita.

Quand les trois petits chenapans osent franchir le seuil de la boulangerie, le vendeur les invite à danser avec lui autour du présentoir à douceurs. Il sautille devant les beignets, s'incline face aux biscuits et se dandine à côté des tartelettes. Mais Kita ferme les yeux, pivotant sur son pied afin de fuir ces succulentes tentations.

—Je veux un pain de mon frère Pedro, déclare-t-elle.

—Comme tu es mignonne, répond le vendeur.

Il regarde furtivement le présentoir caché dans un coin où sont remisés les succès relatifs des apprentis. Puis voit briller les yeux de Kita, remplis de rêve et de fierté. Qui serait assez cruel pour noyer ce regard de déception ?

—Tiens ma petite, un pain de Pedro tout chaud sorti du four. Cadeau de la maison, régalez vous bien.

Kita et ses amis le remercient; ils quittent la boulangerie avec un pain de Regina dans les bras.

Dès la première bouchée, l'extase envahit leur palais au point qu'ils s'immobilisent sur place. À les voir dévorer cette miche avec tant d'ardeur, un passant pourrait croire ces enfants affamés; ce n'est pas la faim qui guide leur voracité, mais la gourmandise ! Kita sauve difficilement un bout de pas grand chose, luttant contre elle-même, afin de le garder pour ses parents.

—Et mes parents à moi ? marmonne le blondinet.

Kita soupire, puis coupe en deux le quignon déjà pas bien gros.

—Et les miens ? tente la brunette.

—T'avais qu'à pas te moquer de mon frère ! réplique Kita.

—Pardon...

Ces excuses tardives ne servent de toute façon à rien, puisqu'il a été scientifiquement prouvé que nul ne peut partager un quignon en trois. Et la science c'est presque aussi important que la danse.

Quand Pedro rentre chez lui, après une longue journée de bourdes diverses et variées, il se souvient amèrement du conseil de Raffaelo : faire mieux que la veille. L'apprenti boulanger n'a pas fait pire, cela doit quand même compter un petit peu, non ? Sur cette pensée presque réconfortante, Pedro claque la porte de la maison familiale avec moins d'entrain que d'habitude.

Sa sœur l'accueille avec son inépuisable joie enfantine, un sourire espiègle sur le visage. Pedro est traîné jusqu'à la salle à manger, où sa mère et Raffaelo valsent tranquillement. Sur la table, au milieu des bons petits plats, un torchon recouvre de mystère un petit quelque chose.

—C'est l'heure de ma surprise ! chantonne Kita.

D'une pirouette théâtrale, elle soulève le torchon, d'abord lentement, puis le fait disparaître d'un coup sec du poignet.

—Admirez ! s'exclame-t-elle.

Il n'y a pas grand chose à admirer dans ce demi-quignon; les parents dubitatifs échangent un regard pour trouver une réponse dans les yeux de l'autre.

—Quel beau quignon, bafouille Bella.

—On va se régaler, hésite Raffaello.

—C'est le pain de Pedro ! Goûtez, goûtez, il est délicieux.

Le bout de reste de fin de rien disparaît en deux bouchées, une pour la mère, une pour le père. Quoique frugale, cette dégustation reste exquise : le pain est presque aussi savoureux qu'à sa sortie du four.

—Beau travail Pedro, sourit Raffaello.

—Je suis fière de toi, enchaîne Bella.

—Merci, marmonne l'apprenti boulanger d'une toute petite voix.

Il est peut-être nul, mais il arrive encore à distinguer ses pains ratés de ceux brillamment pétris par Regina; même sur l'échantillon minuscule ramené par Kita, l'écart de talent saute aux yeux. Sans un mot de plus, Pedro va se coucher dans sa chambre. Il n'a rien mangé, et, plus inquiétant encore, il avance en traînant des pieds.

Bella s'empresse d'aller voir ce qui tracasse son fils, bondissant le long du couloir. Elle arrive devant une porte close. Elle toque. D'une voix cassée, Pedro lui répond qu'il est juste fatigué. Qu'il a besoin de dormir. Que ça ira mieux demain. Malgré l'inquiétude qui la ronge, Bella n'insiste pas. Elle retourne dans la salle à manger, rassure Raffaello et Kita, bien que l'assurance lui manque. Ils prennent leur repas tous les trois, dansant la conga autour de la table; mais ce n'est pas pareil sans Pedro.


L'êdâge de la tortîleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant