Chapitre 10 : Casse-baguettes.

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«Qu'est ce qu'un squelette dans un placard ?

Un pargois qui a gagné à cache-cache.» blague pardoise

Alors que la nuit noire attend patiemment l'arrivée de l'aube, qui promet de bientôt arriver, Pedro est déjà réveillé. Et bien réveillé, car aujourd'hui débute son apprentissage auprès de Regina, la boulangère la plus célèbre de Pard; si ce n'est de la tortîle toute entière. Plein d'entrain, il bat ses longues jambes contre le matelas, en un rythme encore plus endiablé qu'à l'accoutumée.

D'une pirouette, il bondit hors de son lit ! Puis, pour ne pas réveiller sa famille, il sautille sur la pointe des pieds le long du couloir qui traverse la maison; malgré l'obscurité nocturne, les couleurs chatoyantes des peintures murales gardent un certain charme. Quand Pedro passe devant la chambre de sa mère, endormie aux côtés de son beau-père, le carillon au-dessus d'eux tinte doucement comme pour lui souhaiter bonne chance.

Enfin, il sort de sa maison d'enfance, cette maison qui l'a vu grandir jusqu'à l'âge incertain où on est pas tout à fait adulte. Par la force d'habitude, Pedro claque la porte d'entrée, réveillant sa demi-soeur qui, les paupières à moitié closes, lui fait coucou par la fenêtre; mais son frère ne l'aperçoit pas, s'éloignant déjà vers son destin.

Peu désireux d'arriver épuisé pour son premier jour de travail, l'apprenti boulanger se contente de pas chassés pour traverser la ville. Sa mollesse lui attire des regards aigres-amers de danseurs nocturnes, et il réalise quelques fouettés pour donner le change.

Devant la porte de la boulangerie, une jeune demoiselle, l'air timide, attend patiemment en faisant des claquettes. Pedro se joint à sa danse avant de la saluer; elle lui répond d'une toute petite voix :

— Bonjour, moi c'est Lisa. Toi aussi t'es apprenti pour la grande Regina ?

— Quelle chance on a quand même ! Je n'arrive toujours pas à y croire.

— Je te comprends, je suis tellement nerveuse...

—Au fait, on attend quoi au juste ?

— J'ai toqué, mais personne ne répond. Et je n'ai pas osé rentrer.

Sur ces mots la porte s'ouvre d'un coup, manquant de peu de percuter les deux apprentis. Regina les regarde fixement, leur demandant pourquoi ils restent dehors à pétrir la terre plutôt que le pain. Pedro et Lisa se confondent en excuses, lui s'emmêlant les jambes et elle rougissant comme une tomate. Amusée par leur désarroi, Regina éclate de rire, accentuant la gêne de ses nouveaux apprentis.

Ils se faufilent à l'intérieur en gardant les yeux baissés, humbles, presque recroquevillés; même ainsi ils dépassent Regina d'une bonne tête. La grande boulangère est une femme courtaude, dont les jambes manquent peut-être de longueur, mais pas de muscles ! Couronnée d'une somptueuse crinière blonde, elle dégage une aura imposante qui fait vite oublier sa petite taille : face à elle, Lisa et Pedro se sentent comme des bébés tortues.

Elle leur présente rapidement l'arrière-boutique, énumérant tiroirs et placards à une vitesse telle que Pedro ne se souvient que du quart des rangements; Lisa semble mieux suivre, à moins qu'elle ne hoche docilement la tête que pour jouer la bonne élève. Finalement, Regina dévoile son côté légendaire : sa technique de pétrissage du pain.

Elle dispose deux grosses boules de pâtes sur le sol, soigneusement lavé par Pedro. La boulangère rince ses pieds avant d'en enfoncer un dans chaque préparation. Elle commence sa danse du pain en croisant et décroisant ses jambes à toute allure, roulant ses épaules au rythme de ses déhanchements. Soudain, elle réalise un spectaculaire salto arrière, propulsant en l'air les boules. Pile avant qu'ils ne retombent, elle les percute de ses deux poings, puis ondule ses bras de sorte que la pâte s'étire sous les yeux ébahis des apprentis. Quand les ondulations mènent ses mains au niveau de ses hanches, Regina exécute parfaitement un demi-salto et continue de pétrir son pain, de nouveau sur le sol, se tenant sur ses bras aussi facilement que sur ses jambes. La gravité ne semble avoir aucune emprise sur l'incroyable danseuse, qui conclut sa démonstration par un dernier salto suivi d'un grand écart. Pedro se demande s'il doit applaudir, mais Lisa le devance en tapant dans ses mains à tout va.

— Gardez votre énergie les jeunes, dit Regina en souriant, vous en aurez besoin pour pétrir.

Sans prévenir, elle se saisit de deux boules dans le banneton et les lance à ses apprentis.

— À votre tour ! s'exclame-t-elle.

Pedro regarde Lisa d'un air implorant qui dit «honneur aux dames». Lisa le fixe résolument, ses yeux suppliant «après vous très cher». Regina les observe, poussant un soupir qui signifie « c'est toujours la même histoire avec les apprentis, pourquoi je m'inflige ça chaque année ? ». Comprenant que les deux statues sont bien capables de continuer leur duel de regard jusqu'à l'arrivée du premier client, Regina choisit pour eux qui sera le premier à passer :

— Allez Pedro, ta mère m'a dit le plus grand bien de toi. Montre nous ce que t'as dans les jambes !

Le condamné à pétrir s'avance, rince ses pieds, place la pâte au sol, puis essaie d'imiter la grande Regina. Ses pas croisés sont corrects, quoique hésitants, et il rougit de honte à l'idée de décevoir sa mentor. Lorsqu'il tente le salto-arrière, son pied dérape, et Pedro tombe les fesses les premières sur la pâte traîtresse qui a entraîné sa chute.

Regina l'aide à se relever avec un sourire encourageant, mais qui ne cache pas entièrement sa déception. Lisa s'en sort un peu mieux : elle réussit le salto-arrière, néanmoins la pâte ne s'envole pas assez haut et s'écrase sur le visage de l'apprentie.

Quand la boulangerie ouvre au public, plusieurs pains en devanture sont vendus à moitié prix; malgré la réduction, personne ne les achète.


L'êdâge de la tortîleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant